Frères et sœurs, comment comprendre ce récit des tentations ?
Saint Luc nous donne une clé importante dans le texte qui, chez lui, est intercalé entre le baptême et les tentations : la généalogie de Jésus, avec un seul mot qui résonne d’un bout à l’autre : « fils » ! Cela commence par « on pensait qu’il était fils de Joseph », et puis l’ascenseur remonte avec soixante-quinze générations pour se terminer par « fils d’Adam… fils de Dieu ! ».
Ce n’est donc pas par hasard que le diable commence ses tentations par la petite phrase « si tu es fils de Dieu ».
Est-ce qu’un homme comme Jésus peut être fils de Dieu ? Est-ce que tous les fils d’Adam sont fils de Dieu ? Est-ce que moi, fils d’homme, je peux être fils de Dieu ?
L’un des obstacles à la juste compréhension du récit des tentations vient assurément de ce diable dont l’évangile ne donne aucune description –absolument rien ! ni la pointe de la corne ni le bout de la queue– mais dont l’imagination s’est toujours emparé et s’empare encore… Et puis, en face, autre obstacle, il y a notre esprit soucieux d’historicité, –et il n’y a pas de mal à cela, c’est le fait de notre époque, différente de l’époque où furent rédigés les évangiles– : nous avons besoin de cautions historiques, sans quoi notre foi est trop violemment mise à l’épreuve, et nous nous demandons : « mais qui était là au désert ? qui a vu ? qui était là pour ensuite raconter ? »
Réponse : Jésus, Jésus seul. Les tentations, les épreuves de Jésus font donc partie de l’enseignement de Jésus ; oui, comme tout homme, à certains moments, certains jours, il a parlé lui-même de ce qui le tentait, de ce qui l’éprouvait, le mettait à l’épreuve et lui posait question, le tourmentait, le mettait à la question. Bien sûr ! Comme tout homme.
–Soit ! Mais dans ce cas, nous devrions en retrouver des traces ailleurs dans l’évangile, nous devrions pouvoir relier ces fameuses tentations à d’autres épisodes, à d’autres paroles de l’évangile ?
–Tout-à-fait. Justement ! Je crois que c’est exactement cela : il nous faut considérer le récit que fait saint Luc exactement comme la bande-annonce du film, le teaser de l’évangile.
Regardons de plus près : le pain ! La faim de pain !
N’y a-t-il pas une histoire de pains dans l’évangile qui se révèle cruciale ? Un moment essentiel dans le ministère de Jésus, la croisée des chemins pour les apôtres… Oui, un événement que racontent les quatre évangiles : cette multiplication des pains en un lieu désert –tiens ! un lieu désert… Tentation de Jésus, tentation pour Jésus ; Jésus a dû résister à la tentation de la multiplication des pains ; vous rappelez-vous ce qui se passe chez Matthieu et Marc ? Une deuxième multiplication des pains ; le récit se répète, comme si le disque était rayé : « Alors, Jésus, tu recommences ? » Tout le monde voulait qu’il recommence, et Jésus a dû résister ! Cela avait si bien marché, l’effet avait été énorme, grandiose, tous les textes en sont témoins ; et Jésus alors a grand-peine à se faire comprendre, même de ses plus proches, et il doit s’expliquer longuement : « non ! l’homme ne vit pas seulement de pain » ; et saint Jean nous dit qu’après ce geste, il est obligé de s’enfuir, de se cacher, « car ils voulaient s’emparer de lui pour le faire roi. »
Tiens ! Comme la deuxième tentation : « le diable lui fit voir en une fraction de seconde tous les royaumes de la terre »… Dans son enseignement, de quoi a parlé Jésus ? D’un Royaume ! « Alors, Jésus, quand donc viendras-tu inaugurer ton Règne ? » Cela l’emmènera très haut, jusqu’à Pilate : « Alors, tu es roi ?– Mon royaume n’est pas de ce monde. » Après le pain, second combat, seconde méprise : le pouvoir.
Mais la troisième tentation ? « Si tu es fils de Dieu, jette-toi en bas ! » depuis le sommet du Temple. Il me semble en trouver l’écho tout à fait net à la fin de la vie de Jésus : tentation de faire un geste spectaculaire au moment où l’on croit que tout est fini. « Toi qui détruis le Temple et en trois jours le reconstruis, sauve-toi toi-même, SI TU ES FILS DE DIEU, (même expression en Mt 27, 40) et descends de la croix ! » : « Fais le geste spectaculaire qui t’accréditera définitivement au regard de tous »
Eh bien non ! Encore non !
Aucun de ces gestes ne donnerait à connaître qu’il est le Fils.
Aucun de ces gestes ne donnerait à connaître que le Fils attend tout de son Père et ne fait rien par lui-même. La divinité n’est pas une réserve d’avoir en abondance, ni le pouvoir absolu, ni la gloire éclatante.
C’est par la porte étroite de la FILIALITE que Jésus dans l’évangile nous révèle qui est Dieu ; c’est par la porte étroite de la filialité qu’il nous est donné, à nous aussi, d’entrer dans la vie éternelle. Accepter maintenant et jusqu’au bout, tout adultes que nous soyons ici pour la plupart, de n’être ni auto-suffisants, ni tout-puissants, ni spectaculaires.
Le chrétien est jusqu’au bout un fils en chemin, qui n’a de joie qu’à tenir la main du Père. Frères et sœurs, tel est bien le sens de ce chemin du carême qui nous conduit jusqu’à Pâques !
frère David
Abbaye Saint Benoît d'En Calcat - 81110 DOURGNE