Le lac de Galilée, une barque, un feu, du pain et des poissons, autant d’images chargées de sens, autant de rappels pour ces hommes dont la mémoire se réveille. Ainsi Jésus, rejoignant ses disciples après sa résurrection, leur fait-il revivre un passé qu’ils croyaient enseveli ; et sans rien brusquer, il ranime leur foi si déroutée et découragée depuis sa mort. Ces quelques signes suffisent à rendre peu à peu présent à leur cœur tout ce qu’ils ont vécu avec lui, et les aident à se retrouver eux-mêmes et à se remettre au service de l’Évangile.
C’est d’ailleurs ce que fait pour nous la liturgie de la messe, qui nous rend le Seigneur présent dans un mémorial, faisant donc appel avant tout à notre mémoire, pour nous mettre en état de recevoir le don de Dieu et d’y répondre.
La présence de Jésus ressuscité est au centre de notre assemblée eucharistique comme elle au centre de ce récit, à la fois mystérieuse (est-ce bien lui ? comment se trouve-t-il ici ?) et cependant indubitable, affirmée trois fois avec force : c’est le Seigneur ! Il se manifeste dans un cadre de vie familier où il se retrouve chez lui : les eaux poissonneuses du lac, les barques et les filets des pêcheurs. Il y retrouve surtout ces hommes de Galilée qu’il a choisis comme ses compagnons pour leur confier rien de moins que le salut du monde.
C’est d’abord cette mission qu’il vient leur rappeler, par une nouvelle pêche miraculeuse : à la parole du Seigneur qui attire tous les hommes à lui, les apôtres vont ramener sur le rivage du Royaume de Dieu, dans la barque de l’Église, la multitude si disparate des baptisés.
Et puis il leur fait retrouver son irremplaçable amitié.Autrefois sur ces bords, Jésus s’était attaché ces hommes en leur disant simplement ‘suivez-moi’. Maintenant que pour eux la belle aventure semble terminée – ils ont suivi leur Maître jusqu’où ils ont pu, c’est à dire en s’arrêtant à une distance prudente de la croix, et puis ils sont revenus chez eux – voici que Jésus, surgissant à leurs côtés, va redire, comme si c’était la première fois, tout simplement : suis-moi !
C’est que l’Évangile n’a pas de fin, la Bonne Nouvelle ne peut que relancer sans cesse le même appel du Christ : suis-moi, suis-moi jusqu’à la croix, suis-moi encore au-delà de la mort, suis-moi jusque dans mon Royaume de vie.
Cet appel s’adresse ici à Pierre, Pierre qu’il avait désigné comme le roc sur lequel son Église serait bâtie, comme l’homme de confiance chargé d’ouvrir l’accès au Royaume des cieux. Cette confiance n’avait pas empêché Pierre de lâcher lui aussi Jésus au moment dangereux. Tombé de plus haut, il s’était retrouvé encore plus bas que les autres, ajoutant à l’abandon trois reniements retentissants. La dernière fois qu’il avait croisé le regard de son Maître et ami, c’était au matin du vendredi, dans la cour du grand-prêtre, auprès d’un feu de braise. Et voici que ce matin, alors qu’une autre nuit s’achève, il aperçoit debout, auprès d’un feu de braise encore, quelqu’un, en qui l’un de ses compagnons, plus intuitif, reconnaît le Seigneur. Et Pierre se jette à l’eau pour être le premier à rejoindre celui qu’il avait désavoué.
Nous avons entendu avec quelle délicatesse Jésus le réhabilite, sans autre allusion au passé que la plus directe et la plus personnelle des questions, trois fois : m’aimes-tu ? Cela suffit pour que Pierre comprenne : ‘à celui qui aime beaucoup on pardonne aussi beaucoup’.
Alors, après ces retrouvailles qui sont une autre résurrection, Jésus peut rendre à Pierre sa confiance en le confirmant comme pasteur de son Église, et en lui promettant le privilège redoutable de mourir de la même mort que lui. Maintenant que Pierre a appris à se défier de ses propres forces, il peut tout attendre de son Seigneur. On peut de nouveau jeter le filet, on le retirera plein à craquer.
L’appel et la promesse, l’amour et le pardon, la croix et la résurrection, l’Église assurée d’un pasteur et d’une mission fructueuse, tous ces dons du Seigneur sont regroupés aujourd’hui autour d’un repas que, sur la rive du lac, Jésus offre à ses disciples. Dans ce récit où il se passe tant de choses, c’est le seul geste que Jésus accomplit : il s’approche, il prend du pain et le leur donne. C’est le geste qui a ouvert les yeux aux disciples d’Emmaüs, c’est le geste que nous allons refaire en mémoire de lui, le grand signe de reconnaissance, auquel nous reconnaissons la présence du Seigneur ressuscité, celui aussi par lequel nous exprimons à Dieu notre reconnaissance pour la vie nouvelle qui nous est donnée dans ce pain rompu.
Que cette eucharistie réveille notre mémoire et notre foi. Et si nous avons oublié, même si nous avons renié, n’ayons pas peur de nous jeter à l’eau, à la rencontre du Seigneur : il nous attend sur le rivage.
fr. Thomas
Abbaye Saint Benoît d'En Calcat - 81110 DOURGNE