Comme chaque jour et chaque année, le poids de la fatigue en fin de journée, l’habitude, et notre oreille si volontiers distraite ou paresseuse ont vite fait de banaliser et d’éroder notre écoute de l’évangile : tiens, revoilà Mt 6, un morceau du discours sur la montagne, et les trois œuvres de miséricorde, l’aumône, la prière et le jeûne…
Classé !
Compris !
Comme disait Père Jean-Baptiste : « Bref, stop, conclusion ! »
Non ! Evangile extraordinaire, unique, qui n’a aucun équivalent chez Marc ou Luc ou Jean.
Avec un refrain extraordinaire, et unique lui aussi :
« dans le secret », six fois…
« ton Père », cinq fois…
« ton Père qui est dans le secret »
« ton Père qui regarde dans le secret »
Nous sommes terriblement habitués à « notre Père, votre Père », c’est usé, érodé, classé, mais… « ton Père » est unique ! C’est différent et il vaut la peine de prêter l’oreille.
Jésus ne parle pas du Dieu qui voit tout, et même dans le secret, et même ce que tu voudrais lui cacher, ce Dieu-voyeur auquel les psychologues font la guerre pour libérer leurs patients. Remarquons d’abord qu’ici, Jésus ne parle pas du tout de fautes ou de péchés supposés, ou même de manques quelconques, mais, tout au contraire, du bien, des œuvres bonnes, de cette miséricorde par laquelle nous sommes associés au Dieu créateur de bonté.
Et Jésus l’appelle autrement, il dit que ce Dieu-là, qui accède au plus secret, c’est « ton Père ». Qu’est-ce que cela veut dire ?
Qu’il ne s’agit pas simplement d’un Père universel et lointain, pas « le Roi des fourmis » !
Non ! A ce moment-là précisément où il te regarde si profondément, il t’engendre, toi, il te donne sa vie à lui, une vie nouvelle, il est ton Père.
Jésus ouvre un monde nouveau.
Désormais, il y a davantage que le monde du regard des autres sur toi, plus que le monde de la prétendue objectivité, du visible, de l’apparaître, il y a plus aussi que ce monde intérieur où tu te regardes toi-même, qui te flatte ou qui te fait horreur, qui t’exalte ou qui t’humilie. Au-delà de ces deux regards, si lourds de pressions, de sollicitations, d’invitations muettes ou explicites, il y a une troisième instance : un regard secret qui t’engendre à une vie libre. Ce regard te fait « fils », comme Jésus n’a cessé de se dire « fils ». Tu peux renaître en devenant fils à la manière de Jésus.
Et c’est un infini. Porte unique pour devenir vraiment libre : se fier à ce troisième regard, secret, qui nous affranchit des deux autres et de leurs contraintes mortifères.
Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus avait trouvé une image magnifique, et, au dire du théologien Hans Urs von Balthasar, théologiquement excellente : celle du kaléidoscope.
Le kaléidoscope que j’avais, étant petit, était une sorte de lunette en carton avec des petits éclats de verre coloré, mais dans celui de sainte Thérèse, c’était des petits papiers colorés et des bouts de ficelle. L’effet est pourtant le même : de cette réalité objectivement si misérable, le jeu des miroirs dans la lumière fait une étoile splendide, constamment nouvelle lorsqu’on fait tourner le tube, et sainte Thérèse disait que c’est ainsi que Dieu regarde et crée la beauté de ce qu’il regarde. Si vraiment j’accepte de laisser advenir ma misère dans la lumière de Dieu, dans l’œil du Père, il la transforme en étoile, il la sanctifie : c’est l’œuvre de la grâce. Le regard de l’amour crée lui-même la beauté de ce qu’il regarde.
Au début de ce carême, en cette année de la miséricorde, Jésus nous dit qu’il existe un regard posé sur nous capable de transfigurer notre vie.
Un regard qui ne nous réduit pas, un regard qui ne nous mesure pas, qui ne nous compare pas, un regard qui ne ment pas non plus, un regard proprement créateur, qui nous fait être, qui nous révèle à nous-mêmes : le regard du Père.
frère David
Abbaye Saint Benoît d'En Calcat - 81110 DOURGNE