Profession solennelle de frère Christian Dettling
Je voudrais raconter d’abord une petite histoire venue des Juifs d’Europe orientale. Un jour, un homme très pieux était en visite dans une famille, et arrive là un enfant, celui qui deviendrait un jour le grand Rabbi Yitzhak Méir de Guer. Alors l’homme dit à l’enfant : « Tu es un bon garçon, mon petit Yitzhak ; dis-moi, je te donne un florin si tu me dis où habite Dieu !… -Eh bien, moi, dit le garçon, je t’en donne deux si tu me dis où il n’habite pas ! » Le bon petit garçon a mis en évidence une mauvaise question : « Où habite Dieu ? » ; c’est la question lancinante de l’ennemi, dans les Psaumes, de l’adversaire qui me répète sans relâche : « où donc est-il, ton Dieu » ?
Le discours après la Cène, dont est tiré notre évangile, est pour une grande part la réponse de Jésus à une question lancinante de Pierre et des apôtres, une question assez voisine, « où vas-tu ? » quo vadis ?
Alors écoutons quelques réponses de Jésus : « Je pars vers le Père » « le Père et moi, nous viendrons » « Je m’en vais et je viens vers vous » « c’est le Père qui m’a envoyé » « le Père enverra l’Esprit »
Que de mouvements ! Mouvements et relations : Il était venu, il s’en va, il vient, ils viennent, il viendra, ils viendront… Presque autant de mouvement que dans la vie monastique du frère Christian qui pourtant s’apprête à faire vœu de stabilité ! Ce qui nous dit au passage que mouvement et stabilité ne sont pas incompatibles ! Tel est bien le propre de la danse, bouger sans pourtant quitter un lieu, la salle ou la scène.
Première révélation : Dieu n’est pas statique, il n’est pas immobile dans son immuabilité… Il y a un mouvement en Dieu, entre les personnes divines, et un mouvement de Dieu qui vient vers les hommes.
Pâques, d’une certaine façon, transmet aux hommes ce mouvement divin : rappelez-vous déjà le premier matin, la course de Marie-Madeleine, de Pierre et de Jean…
Car le mouvement le plus visible, c’est effectivement celui que Pâques a créé chez les hommes, et c’est un mouvement d’une puissance extraordinaire, si l’on songe que, vingt siècles plus tard, nous sommes encore portés par cette vague ; Des dizaines d’empires se sont écroulés, les plus grandes dynasties se sont éteintes. Mais l’Eglise court encore, portée par le dynamisme de Pâques.
Et l’église d’Antioche envoie Paul et Barnabé vers l’église de Jérusalem ; puis l’église de Jérusalem envoie Jude et Silas vers l’église d’Antioche. C’est le caractère « synodal » de l’Eglise : synode, cela veut dire chemin ensemble ; vivre l’Eglise, c’est encore cela, faire route ensemble, se bouger ensemble, comme aux premiers jours. Devenir chrétien, c’est renoncer à tout jamais à s’installer…
Mais il y a l’autre mouvement, le mouvement invisible, le mouvement EN Dieu, que Pâques ne crée pas, mais que Pâques révèle. A Pâques, le nom même de Dieu se déploie : jusque là, nous ne connaissions du Seigneur que le nom du buisson ardent, « je suis celui qui est… ». Après Pâques, c’est « Il est, il était et il vient. » Depuis le Christ, nous savons que Dieu vient, vient au monde, vient vers nous, inlassablement.
Comment ? Ecoutons le refrain par lequel Jésus répond à toutes les questions des apôtres : « Si quelqu’un m’aime », « si vous m’aimez », « si vous m’aimiez »… et le commandement nouveau n’est que cette invitation : « Aimez ».
Dieu n’habite pas un lieu mais le mouvement même qui va d’une personne à l’autre ; l’Amour n’habite nulle part si ce n’est cette relation qui unit deux êtres, cet élan qui les pousse l’un vers l’autre. Voilà la demeure de Dieu, c’est le mouvement incessant de l’Amour.
Alors un second récit hassidique me vient à l’esprit : un jour, Rabbi Mendel de Kotsk se trouvait à table au milieu d’autres rabbis, tous plus savants et plus renommés que lui, et il leur posa cette question : « Où habite Dieu ? ». Les savants docteurs se moquent de lui ! Mauvaise question ! « Que nous demandez-vous là ? Le monde n’est-il pas plein de sa magnificence ? »… Après un silence réprobateur, Rabbi Mendel apporte lui-même la réponse à sa question : « Dieu habite où on le fait entrer ! ».
Ah oui ! Frères et sœurs, c’est exactement ce que nous dit Jésus : ouvrez votre cœur et Dieu entrera chez vous. Aimez et Dieu viendra en vous faire sa demeure, et son charivari. Aimez et vous allez expérimenter la tornade du Dieu vivant : le Père viendra, le Fils viendra, l’Esprit viendra.
Dès lors, il ne s’agit pour nous que d’entrer dans la danse divine, dans ce mouvement invisible de Dieu, de ne pas figer et de ne pas anticiper non plus le mouvement : se laisser régler par le rythme d’un autre. Regardez les oiseaux : ils dansent quand ils aiment, et de même les sauterelles et les hippocampes. « Si vous m’aimiez, vous seriez dans la joie »… Madeleine Delbrêl en tire les conséquences : « Etre des gens joyeux qui dansent leur vie avec vous… Il n’est de monotonie et d’ennui que pour les vieilles âmes qui font tapisserie dans le bal joyeux de votre amour… Seigneur, venez nous inviter, venez nous faire danser ! ». Amen.
frère David
Abbaye Saint Benoît d'En Calcat - 81110 DOURGNE