Frères, Pierre demande : « qu’y aura-t-il pour nous ? »
Je n’aime pas cette question.
Non pas que je sois parfaitement désintéressé, justement ! Je déteste cette question parce qu’elle me gêne, elle me confond, elle me fouille aux entrailles et me met en péril ; elle me fait regarder en face le caractère intéressé de mes choix, et si le chrétien, si le moine est intéressé par la récompense, alors où est le mérite, où est la grâce ?
Oui, mais si le moine regarde le mérite, le mérite de la gratuité… « vous voyez, j’ai fait tout ça pour rien, rien que pour la gloire de Dieu ! Pas mal, hein ? » Alors le moine reste intéressé ! par une valeur non matérielle, soit, mais par une valeur tout aussi peu gratuite, la gloire, rien que ça !!
Non ! ça ne marche pas, il y a quelque chose là-dedans qui ne tourne pas rond… Si je méprise la récompense, c’est par un orgueil tout aussi suspect. Ne vaudrait-il pas mieux que j’avoue mon désir de récompense ? Que je sois capable de dire à Jésus, comme Pierre : « qu’y aura-t-il pour nous ? »
Nous lisons Job aux vigiles en ce moment.
Paul Ricœur analyse le sens profond du comportement de Job avec finesse : « L’exigence de la rétribution n’animait pas moins la récrimination de Job que l’homélie moralisante de ses amis. C’est peut-être pourquoi finalement Job l’innocent, Job le Sage se repent. De quoi peut-il se repentir, sinon de la revendication de récompense qui rendait impure sa contestation ? » (Paul RICŒUR, La Symbolique du mal, p. 298)
Donc Job lui-même ne pouvait vivre sans récompense…
Est-ce possible humainement, de vivre sans chercher la récompense ?
Le Christ seul aurait vécu de pure grâce, sans récompense !?
Encore que le Christ a aimé la bonne chère et la boisson, c’est indéniable…
Et la « bouffe », c’est le type même de la récompense, non ? Ici-bas déjà, la récompense n’est-elle pas une loi essentielle de la vie et de la croissance humaine ? Tout petits déjà, nous n’avons marché qu’à ce carburant-là ! « Si tu es bien sage chez tante Zette, tu auras ceci ou cela »… et rappelez-vous le train électrique… « et si tu réussis ton bac, OK pour la mobylette »… Il n’y a même pas beaucoup d’autre carburant tout au long de la croissance. Jusqu’à ce que vienne l’amour ! Mais là encore, n’y a-t-il pas une récompense à la clé ? L’autre ne tient-il pas la place de la récompense suprême ? La récompense faite chair.
Vous avez comme moi lu ou entendu des médecins, des savants, expliquer en détail le processus glandulaire, hormonal ou cérébral ou je ne sais quoi, de la récompense : le sucre, le chocolat par exemple, est une récompense ; ça marche avec les chiens, avec les singes, et nous aussi, nous fonctionnons au sucre.
Bon ! Donc j’ai besoin de récompense, j’ai envie de récompense ; avouons-le, je ne fais presque rien sans en attendre une récompense, immédiate ou différée…
Immédiate ou différée : c’est peut-être là justement que l’affaire devient un lieu de liberté ; il y a du jeu : récompense immédiate ou récompense différée ?
La patience zéro produit des effets pervers indéniables ; vous le savez comme moi : trop de sucre = obésité = risques cardio-vasculaires et son cortège d’infarctus et d’AVC = mauvaise récompense = punition ! Les récompenses d’aujourd’hui s’avérent des punitions pour demain.
Alors, si la parole de Pierre est tout de même chrétienne, c’est peut-être simplement à cause de ce futur : « qu’y aura-t-il ? »
Je peux moi aussi le dire au Seigneur : « qu’y aura-t-il pour nous ? », et c’est une prière, au fond, une belle prière, une demande dont le contenu est ouvert, à la guise de Dieu. Je suis prêt à attendre, j’ai confiance en toi, mon Dieu. Je veux suivre Jésus parce que je crois que la surprise que tu me prépares dépasse infiniment toutes les petites consolations que je m’accorde quand je trouve le temps trop long. Et même ces petites consolations pas très avouables, au milieu de celles qui me viennent plus nettement de ta main, je veux t’en dire merci. Je te remercie, mon Dieu, parce que c’est uniquement par ta grâce que je peux te suivre, uniquement par ta grâce que parfois, je patiente. Ce don de patience, c’est de toi que je le tiens et de personne d’autre.
Frères et sœurs, tenez-vous bien ! Qu’est-ce qu’ont dit les Pères du Concile de Trente ( !) ? A la sixième session, au paragraphe 16…
« La bonté de Dieu envers les hommes est si grande qu’il veut que ses dons soient leurs mérites. »
Il veut que ses dons soient nos mérites. Cette patience qu’il me donne parfois, c’est mon mérite ! « Mon Dieu, que tu es bon ! »
La vie bénédictine est pour une grande grande part une question de patience, et comme le dit saint Augustin, « Dieu, en faisant attendre, dilate le désir. En dilatant le désir, il dilate l’âme. En dilatant l’âme, il la rend capable de recevoir. » (Hom. in 1Jn IV,6)
frère David
Abbaye Saint Benoît d'En Calcat - 81110 DOURGNE