Saint Marc met en scène, aujourd’hui, le passage et la prédication de Jésus dans son village. Si saint Luc, de son côté, fait de la prédication de Jésus à Nazareth comme l’ouverture de son ministère, le lieu d’où tout est parti, où tout commence, saint Marc, en revanche, la décrit plutôt comme une prédication au cours du ministère de Jésus, comme en passant. Il a commencé ailleurs, il se dirige ailleurs. On peut donc légitimement penser que les gens de son village ont entendu parler des guérisons qu’il opère depuis quelques temps déjà, des exorcismes : cela fait un moment qu’il parcourt la région. Le signe le plus éclatant, il vient tout juste de l’accomplir en remettant debout la fille de Jaïre que l’on disait morte.
Jésus arrive donc chez lui, peut-être précédé de rumeurs. Je me souviens d’avoir feuilleté, il y a quelques années, un évangile pour les enfants où le dessinateur avait essayé de rendre la scène : on voyait Jésus, sac en bandoulière, sandales aux pieds et bâton à la main, arrivant aux abord d’un petit hameau formé de quelques maisons blanches à terrasse et saluant, de loin, un homme qui labourait son champ. L’homme, de la main, répondait à son salut, tout sourire. Un parent, un ami, un compagnon de l’école synagogale ? Petit geste d’amitié pour remettre dans le contexte d’une intimité de trente ans. Voilà Jésus de retour chez lui.
Mais la scène bucolique tourne court rapidement. Il suffit que Jésus prenne la parole à la synagogue et commence à faire un commentaire de l’Écriture pour que tout le monde soit choqué : « choqué » le mot est fort. Saint Marc ne nous rapporte pas les paroles de Jésus mais insiste sur le fait qu’il est « trop » connu. Connu par ses faiblesses et ses limites, celles de sa nature humaine. Qu’a-t-il de plus que les autres ? Il a puisé aux mêmes sources de la Loi et entendu les mêmes commentaires que les autres. Alors, de quel droit fait-il la leçon ? Trop connu aussi par sa parenté : ils sont tous là, au village. De cette famille que peut-il sortir de bon ?
Vous me direz qu’il est facile pour nous d’échapper à cette tentation qui était celle de ses contemporains, de ces voisins et parents qui n’avaient pas assez de recul pour mesurer la porté de l’enseignement de Jésus et le connaître en vérité… Nous avons 2000 ans de distance, vingt siècles d’histoire de l’Église, avec les grands conciles, la théologie et la spiritualité qui nous aident à ne pas nous tromper. Mais tout cela, cette connaissance accumulée ne fait-elle pas encore de Jésus quelqu’un de trop connu ? Ne risquons-nous pas, en définitive, de nous retrouver dans la situation des contemporains ? Jésus, nous savons qui il est !
Oui, un Dieu trop connu. Un Dieu dont nous voulons bien, c’est sûr. Un Dieu dont nous connaissons, peu ou prou, la définition. Nous sommes bien d’accord pour un tel Dieu, mais à condition qu’il se plie à nos calculs et à nos prévisions, qu’il ne sorte pas des schémas que l’on nous a appris. Nous sommes prêts alors à le compter comme quantité majeure, peut-être même à lui donner la première place, celle que nous avons choisie pour Lui, une niche toute dorée : mais qu’il ne vienne pas bouleverser nos calculs, qu’il respecte nos hiérarchies et nos échelles de valeurs. Il est le Très-Haut, loin, très loin au-dessus de nous : qu’il y reste ! À la première place oui, mais surtout, qu’il ne s’approche pas !
Ceux parmi nous qui sont des conducteurs de véhicules savent très bien que lorsqu’on est au volant, il faut se méfier absolument de ce que l’on appelle « l’angle mort ». L’angle mort, c’est ce que nous ne voyons pas dans le rétroviseur, cette portion de la route qui nous échappe et dans laquelle se glisse la voiture qui double et qui est invisible. Et bien, Dieu s’avance dans les angles morts de notre sagesse humaine ! Il s’avance dans les angles morts de tout ce que l’on a appris sur Lui. Il vient du côté où on ne l’attend pas. C’est ce qui s’est passé pour ces gens de Nazareth, contemporains de Jésus, et c’est exactement ce qui se passe pour nous.
Dieu s’avance du côté où nous avions décrété que ce n’était pas possible. Il vient dans la pauvreté, dans l’humilité, dans la faiblesse, c’est-à-dire dans le Christ Jésus. C’est ainsi que ses contemporains l’on vu arriver à Nazareth : pauvre. C’est ainsi qu’il vient à nous aujourd’hui. Comment l’accueillir me direz-vous ? En accueillant chacun de ces petits qui sont ses frères et que le Pape François nous invite à ne pas oublier. En l’accueillant dans sa Parole, en lisant l’Écriture où il nous parle et nous invite à le connaître, non pas comme une théorie, non pas comme un Dieu lointain, mais comme Celui qui nous aime, qui est proche, qui s’approche, mais encore inconnu et certainement tout à fait inattendu.
fr. Emmanuel
Abbaye Saint Benoît d'En Calcat - 81110 DOURGNE