Frères et sœurs, nous sommes au premier jour de l’année liturgique : une année qui finit toujours et recommence toujours avec la fin du monde. La fin du monde est comme la boucle qui relie deux années l’une à l’autre. La liturgie semble nous dire par là qu’il y a dans notre vie DES fins du monde, DES mondes qui s’écroulent, plusieurs fins du monde à vivre…
Alors j’ai repensé à la fin du monde d’un homme singulier, un homme qui n’en pouvait plus, qui m’a raconté lui-même sa fin du monde il y a un peu plus de cinq ans, en 2010.
Il s’appelle Loïc, à l’époque, il a trente ou trente-cinq ans, mais on lui en donnerait dix de plus, il vit dans la rue depuis plusieurs années, à Paris : un « captif », comme on les appelle, à cause de l’association qui essaie de les accompagner, et qui s’appelle « aux captifs la libération ».
Comme il n’en pouvait plus, il avait décidé d’en finir, de passer de l’autre côté, pour de bon, pour en finir une bonne fois, de ce monde de galères : drogue, alcool, malheur, angoisse, solitude…
Il était sur un trottoir, boulevard saint-Germain ; il lui suffisait de s’avancer entre deux voitures garées là, et de surgir, de jaillir dans le flot des voitures rapides, et ce serait fini…
Mais là, ce jour-là, à ce moment-là, sur le bord du trottoir, tout juste entre les deux voitures, il y a un petit oiseau, entre les deux, qui ne bouge pas, et qui même le regarde.
Il me dit : alors je vais plus loin, une voiture plus loin, mais le petit piaf avance, et il est encore là, obstinément planté là, à chaque pas supplémentaire, sur mon passage… jusqu’au feu, au passage piétons, et là, il s’envole, il me laisse traverser !
Frères et sœurs, pour certains d’entre nous, la fin du monde n’est pas autre chose que ce petit oiseau obstiné : un petit presque rien en travers de notre lassitude ou notre envie d’en finir, un petit presque rien qui nous fait consentir à vivre…
Mais vous pensez à bon droit : moi, je n’ai pas du tout envie d’en finir ! Et tant mieux ! Mais la vie ne tient quand même qu’à un fil.
Cette même année 2010, en janvier, il y a un homme qui n’a pas du tout envie d’en finir : il s’appelle Nicolas, il a 38 ans, il est marié, il a un fils, il a une belle situation au Canada. Ce jour-là, son boulot l’amène en Haïti, pour une mission de développement, il arrive à Port-au Prince, dans son hôtel, au 4° étage, chambre 409, et soudain, alors qu’il est train de s’installer, tout se met à bouger, la pièce tangue, la baie vitrée vole en éclats, et tout s’effondre.
Nicolas se retrouve coincé sous des montagnes de décombres, avec une grosse poutre en béton qui lui coince la hanche et la jambe ; et à chaque réplique du tremblement de terre, cette même poutre se rapproche un peu plus de sa joue droite, inexorablement, d’heure en heure. Et cela va durer dix-sept heures, dix-sept heures de fin du monde attendue…
Quelques mois plus tard, il écrit :
« J’avais souvent dit que j’étais prêt à mourir, mais pas à souffrir physiquement. Ce que j’ai vécu à Port-au-Prince a bien montré que je me trompais. Je n’étais pas prêt, pas disposé à mourir. J’ai eu peur de la mort. Une peur sans limites. Une peur extrême. En revanche, j’ai accepté la souffrance physique. Je l’ai prise à bras-le-corps. Je ne faisais plus qu’un avec elle. Elle était moi et j’étais ma souffrance. Elle me rappelait que j’étais en vie. Elle était ma vie. Je l’ai acceptée. » (Nicolas Mazellier, Pour quoi ? p.71)
Vous avez entendu comme moi ? « Je ne faisais plus qu’un avec ma souffrance. Elle était moi et j’étais ma souffrance. Elle me rappelait que j’étais en vie. ELLE ETAIT MA VIE. Je l’ai acceptée. »
Ce que Loïc a vécu boulevard saint-Germain, ce que Nicolas a vécu à Port-au-Prince, ce que d’autres ont vécu il y a quinze jours au Bataclan, c’est chaque fois la fin du monde, la vie qui ne tient qu’à un fil, un fil à la fois infiniment fragile et incroyablement résistant, un fil de souffrance. Ce sont des situations-limites, mais notre vie à nous, la banale, la quotidienne, est tissée de la même matière : un certain rapport à la souffrance, et la souffrance n’est jamais intéressante ; elle n’est médiatique qu’exceptionnellement, après coup, et pour les autres.
Quand ce point-là est touché, ce point vital, le consentement à souffrir, nous vivons une fin du monde, la fin d’un monde.
Frères et sœurs, nous le savons bien, notre monde aujourd’hui semble prêt à tout sacrifier, tout, tout, même la vie, à cause de la PEUR de souffrir. Et Christian Bobin a eu cette formule provocante : « C’est parce que chacun cherche à tout prix à souffrir le moins possible que la vie est infernale. » (Un assassin blanc comme neige, p.84)
Je ne vous ai pas parlé de Jésus, mais Jésus n’a pas besoin de moi pour vous parler. Il suffit de le regarder. Il a consenti à souffrir, à passer par la souffrance. Et il est ressuscité. A cause de lui, redressons la tête !
frère David
Abbaye Saint Benoît d'En Calcat - 81110 DOURGNE