Frères et Sœurs, il y a des lectures qui nous ouvrent les chemins de la Parole de Dieu, parce que l’auteur dit quelque chose de très juste, touche au plus profond de l’humain, et rejoint par là même la Parole de Dieu. Cela est vrai des romans – et même des romans policiers – quand ils touchent avec justesse quelque chose de notre réalité humaine.
Dans un roman policier, j’ai trouvé cette perle qui rejoint très bien la fin de notre Évangile : « (…) quand on a vu quelque chose (…) un petit bout s’en détache et reste toujours en nous. Toute chose très belle ou très laide abandonne un fragment d’elle dans les yeux de ceux qui la regardent » 1.
A partir de là, considérons comment faire pour éviter cet inconvénient sérieux, cette intrusion en nous, quand il s’agit de quelque chose de mauvais, surtout à une époque où tout peut se voir à travers un écran … si l’on peut dire !
Tout peut se voir à travers un écran, eh bien faisons l’éloge de la paupière !
Qu’est-ce que la paupière ? un presque rien, un tout petit quelque chose, mais qui sans faire de bruit met de la distance. Un écran véritable, qui met de la distance et donc donne de la liberté. Car là est l’enjeu véritable : garder un peu de liberté.
Pour fermer ses paupières, il n’y a pas besoin d’être fort. Mais il faut être libre et cela pour le devenir davantage. Fermer ses paupières peut alors être un acte d’une grande résistance. Fermer ses paupières ne demande par beaucoup d’effort, mais peut être le fruit d’un âpre combat.
Et le fruit d’une réflexion : Delphine Horvilleur, femme rabbin, propose que l’homme voile son regard avec ses paupières plutôt que d’exiger des femmes qu’elles se voilent 2.
Frères et Sœurs, tentons maintenant un degré au dessus, dans le sens de la fin de l’Evangile de ce jour : couper radicalement un domaine – qui n’est pas forcément mauvais – mais qui, par l’importance qu’il prend en nous, nous coupe de l’essentiel de notre vie. Quand par exemple un domaine d’intérêt, sans rapport direct avec la Parole de Dieu, en est venu à prendre le pas sur notre lectio divina. Quand les rapports extérieurs, le téléphone, la messagerie électronique, ou internet nous envahissent au point de devenir ingérables.
Nous avons eu en communauté des frères qui ont pu, qui ont su, couper – radicalement couper – avec quelque chose d’envahissant dans leur vie, pour plus de liberté, pour une plus grande place de Dieu et de leurs frères.
Le mot « addiction » a pris ces dernières années beaucoup d’importance, au risque de qualifier d’addiction ce qu’il ne l’est pas forcément. Avec la conséquence que l’on en tire immanquablement : je n’y peux rien, c’est une addiction.
Reste à voir s’il ne nous reste pas un peu de liberté qui nous permettrait, au moins de temps en temps, de fermer nos paupières, de mettre une distance.
Et si l'addiction désigne l'asservissement d'un sujet à une substance ou une activité dont il a contracté l'habitude par un usage plus ou moins répété, le fait d’y introduire de la liberté – ne serait-ce qu’un peu – devrait pouvoir atténuer, voire empêcher cet asservissement, avant qu’il ne soit trop tard.
Ce qui est vrai au niveau individuel est vrai au niveau communautaire, familial, ecclésial. Il semble d’ailleurs que les conseils forts de Jésus, repris par saint Marc, soient des conseils pour la communauté chrétienne confrontée à la persécution. L’enjeu étant la cohésion de la communauté chrétienne.
Dès lors, s’éclaire le début de l’Evangile de ce jour : il y a de bons fruits à l’extérieur de la communauté, de bons fruits réalisés par des gens qui nous sont pas du groupe des proches de Jésus – et il y a dans la communauté des fruits mauvais 3. Il s’agit donc de reconnaître les bons fruits à l’extérieur de la communauté et de rejeter les mauvais fruits qui poussent dans la communauté chrétienne.
Frères et Sœurs, avez-vous repéré qui dit à Jésus : « Maître, nous avons vu quelqu’un expulser les démons en ton nom ; nous l’en avons empêché, car il n’est pas de ceux qui nous suivent » ? C’est Jean, le doux saint Jean, admirable dans son Evangile et dans ses lettres sur l’amour fraternel. Jean, celui qui est devenu le doux saint Jean.
Car ici, il réagit exactement comme Josué dans la première lecture.
Qu’est-ce que cela peut vouloir dire ?
Pour Jean, il y a un itinéraire. A l’arrivée, ce qu’il écrit de l’amour fraternel, et qui est admirable. Au point de départ, cet Évangile et la demande de Jean et de son frère Jacques que le feu du ciel descende sur des Samaritains peu accueillants ; ce n’est pas pour rien que Jésus les surnomma Fils du Tonnerre 4. Il y a donc un itinéraire.
Donc un itinéraire possible pour nous, avec comme point de départ ce que nous sommes, et avec ce que nous sommes déjà en train de devenir, avec la grâce du Ressuscité.
Frères et Sœurs, l’Evangile de ce jour est radical. Il est aussi encourageant. Il est les deux à la fois, et pas l’un sans l’autre. Nous pouvons dès lors nous demander, dans cet itinéraire offert à nous, s’il n’y a pas dans notre vie, dans notre vie personnelle, familiale, communautaire, quelque chose à arrêter, quelque chose à couper, pour une vie plus humaine, pour une vie davantage remplie du Christ Ressuscité, pour la plus grande Gloire de Dieu. Avec les encouragements de Celui qui nous aime et nous veut meilleurs selon Son amour.
Fr. Jean-Jacques
Abbaye Saint Benoît d'En Calcat - 81110 DOURGNE