Ch.32-34 La non-propriété Sans réserve, à la manière de Dieu

RB 32 Les « choses » : comment en faire de l’amour


Après le cellérier, qui posait pleinement la question du don et de la responsabilité, Benoît en vient à l’objet du don, les outils, les instruments, les « choses ».

Pourquoi les objets du monastère sont-ils à considérer « comme les vases sacrés de l’autel » ? Ce n’est pas en raison d’une quelconque valeur marchande, c’est en tant qu’ils sont donnés et reçus, et par là chargés d’une signification relationnelle, par là signes d’amour.
Ma relation aux choses, qui sont des dons de Dieu pour ma vie, des dons partagés avec des frères au nom de mon engagement, cette relation aux choses est PARLANTE, signifiante ; elle ne saurait être neutre, muette, à commencer par ma façon de manger, de me vêtir…
Rendre à un frère un outil abîmé sans un mot, c’est une PAROLE contraire à l’amour.
On voit clairement dans une telle situation que c’est la PAROLE seule qui fait défaut ; il peut m’arriver d’endommager, de perdre un outil, un objet, mais si j’ai le réflexe d’aller dire au frère responsable : « voilà ce qui m’arrive ! je suis bien embêté d’avoir abîmé cet outil, cet ordinateur, cette machine, cette poignée de porte… » ; à cause de la parole, l’amour est là.

Une remarque de saint Benoît nous fait ressentir un immense décalage culturel : l’inventaire que doit tenir l’abbé ! Vous imaginez aujourd’hui la taille de cet inventaire et la complexité ?
Notre civilisation voit pulluler les objets, nous sommes environnés de choses, d’outils, de machines. Tant qu’on est resté à l’ère mécanique, l’entretien a été le maître-mot, une bêche, un marteau, un vélo même restaient des objets de longue vie, et parce qu’ils vivaient longtemps, on les aimait (pour moi, telle marteline aux vitraux, tel couteau à la cuisine !).
La banalisation de l’objet jetable, ou à durée de vie limitée, rend toutes choses consommables, d’où une négligence accrue : « plus tôt ou plus tard, de toutes façons, cette voiture finira à la casse, alors ! ».
Non ! si je regarde la destination finale des choses, la poubelle, alors, l’amour est mort aussi, mais si j’en regarde la destination médiane, l’échange, le partage, l’amour, ici et maintenant, alors, tout est MATIERE D’AMOUR, matière à aimer. Par là je peux et dois faire passer les choses dans la sphère de l’amour.


La création : le pôle religieux oublié


Si la société actuelle est réputée matérialiste, la vision religieuse du monde est tentée d’être « spiritualiste », de passer à côté de la matière, de faire l’économie des « choses », de réduire le religieux aux relations entre Dieu et les hommes, des hommes entre eux, de soi à soi, en oubliant les relations aux choses, à la matière, à la création.
Le christianisme a connu et connaît cette tentation grave de négliger le troisième pôle, le pôle de la création, et la « vie spirituelle » plus encore. Notre lien à la terre, à la matière, peut être perçu comme entrave dans la relation à Dieu, comme une chaîne paralysante, une attache servile.
Teilhard de Chardin, à la fin de sa vie, dans le Cœur de la Matière, médite sur le Christ « cosmique » évoqué par saint Paul (Eph/Col), « dans lequel tout fut créé », « dans lequel toutes choses sont établies », et il écrit : « cette troisième nature du Christ (nature ni divine, ni humaine, mais « cosmique ») n’a pas encore beaucoup attiré l’attention explicite des fidèles et des théologiens ». La prise au sérieux du Christ « cosmique », en qui tout fut créé, nous montre que notre lien charnel aux choses représente une médiation, un accès à Dieu dans le Christ.
Benoît en montre ici la valeur essentielle à travers le thème du DON, « ce qu’on donne, ce qu’on reçoit ».
Toute la création est DONNEE en gérance, confiée à l’homme, au sens fort, comme les outils du monastère.
La chair du monde nous est donnée, et il faut la crise écologique planétaire pour que nous prenions conscience qu’elle est pour une part notre propre chair. L’incarnation ne se borne pas à la chair individuelle, elle inclut une interdépendance fondamentale, et c’est bien pourquoi le Christ est « cosmique ».
Le rapport aux choses, à une terre, à l’eau, à l’air, à des arbres, à une maison, à sa cellule, et jusqu’à ma consommation de papier, n’est jamais neutre.
Considérer les choses comme neutres, c’est nier qu’elles soient confiées, c’est s’en faire indûment le propriétaire alors qu’on en est seulement l’usager, c’est oublier la grâce, mépriser le don.
Que de choses au long d’une journée nous sont données ! Le SOIN est une manière toute simple, mais très incarnée, réelle et vérifiable, de rendre grâce.
Il a fallu que la planète tombe malade pour que nous songions à la SOIGNER, à en prendre soin ; de même tout notre environnement personnel appelle notre soin, nos soins, et CE SOIN EST DE L’AMOUR.


RB 33 La non-propriété au service de l’amour


Ce chapitre parachève le précédent : quel rapport aux choses ? Benoît répond : la NON-PROPRIETE.
C’est d’abord un rapport à la vie. Le vivant, dans ses manifestations les plus simples, ne possède pas en propre : il consomme, il copule, il prolifère, il colonise, mais chaque être vivant isolément vit comme l’oiseau sur la branche, ne possédant très provisoirement en propre que ce qui suffit à sa survie quotidienne. Aucun animal, si cruel soit-il, ne tue sa proie par avance pour avoir des réserves (≠ La Fontaine, Le Loup et le chasseur)
L’homme par contre possède, et comme sans limites…
Le vice de la propriété chez l’homme n’est pas un vice particulier dans une collection, c’est LE vice de fabrication par excellence, le défaut de la cuirasse humaine.
Notre faiblesse congénitale est ce besoin de retenir de la substance, de capter, de garder… Besoin désespéré et vain car la mort nous dépossèdera totalement, ce qui fait dire à saint François d’Assise : « Soyez-en fermement convaincus : nous n’avons à nous que les vices et les péchés. » (1° Règle, 17,7) Mais nous avons peur de tout ce qui ressemble à la kénose, peur du vide, et notre besoin de sécurité passe par l’accumulation.
Par là, l’homme alourdit son rapport à la vie, il se fait tortue et escargot. La non-propriété doit d’abord le libérer, lui donner le goût de la grâce, de la vie donnée et reçue.
Ensuite, la révélation nous apprend que Dieu est Trinité, non-propriétaire de son être même, car il est amour qui se donne et se reçoit sans cesse et ne s’appartient jamais statiquement, M. Zundel ou Jacques Guillet disent que Dieu est « anti-ktêsis », refus d’acquisition.
Nous voulons être non-propriétaires parce que nous voulons vivre de la vie de Dieu, tout donner et tout recevoir, comme Dieu lui-même, et être nous-mêmes totalement donnés et reçus, et cela ne peut s’expérimenter que dans une expérience de communion. C’est encore saint François qui propose clairement la dépossession comme entrée dans la vie de Dieu : « Ne gardez pour vous rien de vous, afin que vous reçoive tout entiers Celui qui se donne à vous tout entier. » (Lettre à tout l’ordre, 29)
Nous ne sommes pas franciscains, nous n’avons pas à vivre la mendicité sur le mode franciscain, mais nous avons à la vivre à l’intérieur de la communauté, si nous voulons que grandisse réellement la communion..


RB 34 Le désir et le besoin


Le titre parle de recevoir le nécessaire, et cette notion de nécessaire est relayée ensuite par celle de besoins. Il est convenu aujourd’hui d’opposer besoins et désirs : les désirs sont infinis, et par là sont un lieu de travail sur soi, de remise en cause, de progression spirituelle, et à l’inverse, les besoins ne se discutent pas.
Saint Benoît insiste sur l’idée d’une mesure personnelle et subjective de ces besoins, qui ne soit pas polluée par les comparaisons, par l’envie, la jalousie. Cette dimension personnelle est essentielle ; si je n’y atteins pas, je ne peux pas grandir spirituellement. Chacun est-il vraiment assez libre pour casser de temps en temps la logique du confort, du corporatisme et des avantages acquis ?
En vérité, qu’est-ce qui m’est nécessaire, quels sont mes vrais besoins ?
Pour élargir notre cœur, une petite histoire rabbinique :
Dans ses commencements, Rabbi Yehiel Mikhal vivait dans la pauvreté la plus grande, et cependant l’allégresse ne le quittait jamais.
Un homme vint un jour lui demander : « Comment faites-vous, Rabbi, pour dire tous les jours dans la prière : ‘Béni sois-tu, Seigneur, qui subviens à tous les besoins !’ ? Tout vous fait défaut de ce qui est nécessaire pour la subsistance ! – Il ne fait aucun doute, répondit-il, que ce dont j’ai le plus besoin, c’est bien de la pauvreté ! Et elle m’est justement accordée ! » (Martin BUBER, Récits hassidiques)
Cette petite histoire nous vient du judaïsme et pourtant elle semble briller avec une grande pureté de la lumière de « Celui qui, de riche qu’il était, s’est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté. »
L’on trouve des récits semblables dans d’autres traditions spirituelles.
L’un des fondateurs du courant écologiste, l’américain H.D. Thoreau écrivait et expérimentait : « Un homme est riche en proportion des choses dont il peut se passer. »
Le vrai trésor de chacun est sa capacité à renoncer, parce qu’elle agrandit en lui l’espace de la liberté ; tout ce que j’appelle « besoin » se présente à moi comme un tyran avec son pouvoir irrépressible, la PEUR, la peur de manquer… Le moine ne peut s’accommoder paisiblement d’être à vie sous la coupe de ce tyran. Parce qu’il est moine, il reste en recherche d’éveil, il essaie de faire grandir sa liberté. Tout confort, toute installation dans laquelle mes besoins sont parfaitement comblés, saturés, est un soporifique dangereux, une manœuvre du tyran.


frère David