Ch.8 à 20: le temps de la prière

Le plan de la Règle n’obéit pas à nos canons modernes d’organisation. Aucune logique rationnelle ne suffit à en rendre compte. Mais on peut repérer des axes, des points de repère, des ensembles cohérents, des articulations…
Après la constitution de la communauté monastique (ch.1-2-3), après le sommaire qui présente l’ensemble du projet (ch. 4), après le traité spirituel (ch.5-6-7), commence ce que l’on peut regarder comme la section pratique (ch.8 à 71) ; plus de soixante chapitres, très inégaux de longueur, dont il est difficile de repérer l’organisation.
Pourtant une chose apparaît clairement : le PRIMAT DE LA PRIERE !
En abordant la section pratique, nous trouvons aussitôt la première pratique caractéristique de la vie de moine, et c’est le fait de se tourner vers Dieu, de le chercher et donc de prier : les chapitres 8 à 20


Le temps et la nature


L’entrée dans la prière se fait par la porte du temps. Du côté des chapitres 50-52, Benoît posera la question de la prière sous l’angle de l’espace (lorsqu’on travaille au loin) et cela fera apparaître l’ORATOIRE comme le centre aimanté de la « maison de Dieu » qu’est le monastère. Mais c’est bien « en tout lieu » que l’on peut servir Dieu et la toute première question pratique est celle du calendrier et de l’horaire.
Relisons les quatre premiers versets du ch.8 : Benoît y évoque un jour central dans l’année liturgique, la fête de Pâques, et puis l’alternance des saisons (un horaire d’été, un horaire d’hiver), l’alternance du jour et de la nuit, les heures, et même un très court espace de temps, très prosaïque, celui des besoins naturels !
Le temps naturel, du plus long au plus court, tel que le pense Benoît, est donc tout entier référé à la prière.
C’est un temps ORGANIQUE, mis en rapport avec le corps et la vie vivante, très différent du temps MECANIQUE de l’horloge et des machines. La différence ? Le temps organique connaît dans ses rythmes une certaine amplitude maximale et minimale, mais au-delà de certaines bornes, il est incapable d’accélérer, qu’il s’agisse de la nuit, des saisons, de la respiration, de la gestation, de la digestion, tous les « besoins de la nature »… Les machines, elles, accélèrent sans cesse, le rendement progresse, les processeurs accélèrent encore, et ce temps des machines, qui n’a pas de prise sur l’animal, transforme considérablement la vie des hommes en les éloignant sensiblement de la vie vivante.
Cette relation au temps est comme l’air qu’on respire : on ne la perçoit pas, mais ses conséquences vitales sont immenses…


Pâques et le dimanche


La dimension liturgique du temps n’a pas disparu de nos sociétés : le jour chômé dans un pays dit sa religion dominante. Dans la Règle, Pâques, axe unique de toute l’année liturgique, reçoit un écho hebdomadaire : le dimanche. Historiquement, c’est le dimanche, « premier jour de la semaine », qui fut longtemps l’unique célébration du mystère pascal, avant que soit mise en place une célébration annuelle de Pâques.
Le dimanche transcende les saisons, il est eschatologique, il anticipe l’éternité. Il est en plénitude le jour de la Résurrection, le jour du Vivant.
En régime chrétien, c’est ce dimanche qui donne sens à la semaine et non l’inverse.
A.Gesché écrit : « L’homme perd son temps (aux deux sens de l’expression) lorsqu’il perd l’éternité, le Temps. » (Le cosmos, p.115)
L’éternité donne son sens à la temporalité, l’oriente ; elle ne nie pas le temps, ne le détruit pas, mais l’accomplit. Si nous ne vivons le dimanche que comme repos, relâche, un jour pour perdre son temps, nous restons dans la logique du système profane, il n’y a là rien qui ressemble au salut chrétien.
Le dimanche ne s’oppose pas à la semaine mais l’ouvre et la couronne.
Dans quelle mesure arrivons-nous à vivre quelque chose de ce salut du dimanche, comment le marquons-nous chacun ?
Pour tous, la liturgie plus déployée du dimanche est notre façon spécifique de le vivre. Comment arrivons-nous à trouver le ressort spirituel pour bien vivre cela, pour faire du dimanche un temps fort ?
Il est très nécessaire de témoigner que le dimanche n’est pas pour nous ce temps creux, vide, qu’il est devenu pour certains de nos contemporains, ; le Jour du Vivant ne peut pas devenir un temps mort.


Rencontrer Dieu aujourd’hui


Le temps et la prière sont liés, parce que la signification du temps est engagée dans le fait de pouvoir ou non y rencontrer Dieu : dans le temps des hommes, est-il possible ou non de rencontrer Dieu, quand et comment ?
« Ou bien le temps est le temps véritable dans lequel l’homme rencontre Dieu et accueille la volonté divine, ou bien il est temps irréel, faux, perdu et déchu, temps comme fini qui se contredit lui-même, comme promesse qui n’est pas tenue, comme espace qui n’est pas rempli, comme courant qui ne coule vers rien. C’est le temps du péché et des pécheurs, le temps dans lequel Dieu n’est pas rencontré parce que l’homme fuit la rencontre avec Dieu. » (Hans Urs von Balthasar, La théologie de l’histoire, p. 41)
La vie des moines a pour première signification ceci, qui est une proclamation très grande et solennelle, surtout aujourd’hui : mais oui, bien sûr, ce temps est le temps où l’homme rencontre Dieu, arrêtez-vous donc un peu de courir sans but, arrêtez de fuir inconsciemment la rencontre, tout le temps que vous avez vous est donné par Dieu, alors prenez aussi un peu de temps pour Dieu…
Notre rassemblement pour la prière plusieurs fois par jour est notre confession de foi la plus remarquable, d’une très grande force parce qu’elle touche le tissu le plus universel d’une vie d’homme, le temps.
Etre présent pour une petite heure, interrompre ses occupations pour seulement dix minutes de prière, dit clairement et sans qu’il soit besoin d’aucun autre discours ceci : tout le temps d’une vie humaine est le temps d’une possible rencontre de Dieu.
Ce que la petite heure manifeste sans que l’on y prête attention, la prière de nuit, première pratique dont parle Benoît, caractéristique du moine, le dit avec plus de force, évidemment, et cela réclame aussi plus d’effort.


Rythme naturel et rythme rituel


Un parcours, même rapide, de ces chapitres du « code liturgique » (appellation traditionnelle des ch.8-18), à première vue sans intérêt pour les laïcs que sont les oblats bénédictins, fait apparaître une dimension essentielle qui est une double relation de la prière avec le temps des hommes, à travers deux types d’office bien caractérisés par saint Benoît.
La relation « NATURELLE » est celle qui gouverne les deux offices qualifiés de « solennités » par Benoît, laudes et vêpres (ch.12) : ces deux offices sont liés au lever et au coucher du soleil ; il s’agit là d’une pratique bien plus large que le christianisme ou le judaïsme. Pas besoin d’une sensibilité exceptionnelle pour se rendre compte de l’appel quotidien mais extraordinaire que nous adresse la création ! L’électricité, l’urbanisation, l’omniprésence de l’horloge et le stress qui en résulte ont mis à distance le prodige quotidien de l’aurore et du crépuscule. Pourtant, c’est par excellence le temps de l’émerveillement, de la louange, de l’action de grâce, de la prière.
Tout autre est l’approche des « petites heures » (ch.16). Benoît invoque un verset du Ps 118 : « SEPT fois le jour j’ai chanté ta louange ».
Ici il ne s’agit plus de relation naturelle de la prière au temps, mais tout au contraire d’une élaboration ARTIFICIELLE, volontaire, arbitraire, c’est-à-dire rituelle. Aux premières pages de la Bible, le chiffre sept est celui qui gouverne la semaine, inauguration d’une temporalité indéfiniment répétée ; ce chiffre réapparaît presque aussitôt dans la Genèse pour dire encore une répétition indéfinie, celle de la vengeance avec Caïn et son descendant Lamek, vengé « soixante-dix-sept fois »(Gn 4,24). Jésus y répondra dans l’Evangile par une même fréquence du pardon : sept veut dire « sans cesse ».
Prier sept fois le jour signifie donc « prier sans cesse », qui est la consigne de saint Paul aux chrétiens, répétée sur des modes variés (1Th 5,17, Rm 12,12, Ph 4,6, Ep 5,19-20, Ep 6,18, Col 4,2).
Il vaut la peine de remarquer que le Ps 118 est le psaume le plus long et le plus répétitif de tout le psautier, qui met lui-même en application ce « sans cesse » de la prière.
La division comptable qui a donné son nom aux petites heures en dit le caractère artificiel, rituel : 1.3.6.9, « prime, tierce, sexte, none ».


Le temps « donné »


Ce réglage du temps autour d’un rythme de prière, si caractéristique du monde bénédictin, est un élément fondamental de notre paix, bien perçu par nos hôtes.
A l’inverse, une absence de repères fixes dans le flot quotidien, diurne et nocturne, est génératrice d’angoisse, au-delà du sentiment trompeur d’être le seul maître de son temps.
Le rapport de chacun au temps est corollaire du rapport aux autres. Notre temps de moines est le temps rendu commun, temps de la communion, temps du vivre-ensemble, qu’il s’agisse de la prière communautaire, du chapitre ou du repas. Régler ainsi son temps avec celui des autres, c’est très profondément le donner, en faire le don aux autres, se donner aux autres. Cela n’a rien à voir avec je ne sais quelle obsession de la ponctualité en soi ; il ne s’agit pas de loi ici si ce n’est la loi de l’amour qui se donne en faisant oublier qu’il se donne.
Chaque fois que je reprends MON temps, le plus souvent sous le prétexte du travail, MON travail, c’est moi-même que je reprends.
Par la vie monastique bénédictine, des chrétiens veulent être DONNES LES UNS AUX AUTRES : nous sommes des « présents » les uns pour les autres. Ici l’on rejoint une autre donnée spécifiquement bénédictine, la NON-PROPRIETE, le partageable. Le temps, parce qu’il se découpe, est fondamentalement le PARTAGEABLE, il n’est même que cela.
Le temps donné est l’occasion et la manifestation de notre don mutuel.
Cela vaut bien sûr « hors-les-murs » pour tous les chrétiens à travers d’autres modalités.

Frère David