Dialogues ch.16

Dialogues (II) 16 Quelques clés spirituelles

 

La phrase que Benoît adresse au clerc d’Aquin comporte un indice d’authenticité (ipsissima verba), la répétition du verbe præsumere, si familier dans la RB : « ne présume jamais… le jour où tu présumeras … »

Le verbe favori de Benoît a ici un corollaire négatif qui le met en valeur : « longtemps après… le clerc négligea les paroles de l’homme de Dieu ». Présumer et négliger, très litt. « prendre avant » et « placer après » postposuit : il s’agit d’une question d’ordre. Qu’est-ce que je fais passer avant, qu’est-ce que je fais passer après ? C’est constamment que nous avons de tels choix à opérer…

Or il s’agit d’ « ordre » en de multiples sens du mot, puisqu’il s’agit précisément d’ « ordination », et aussi d’ordre hiérarchique : « quand il vit que ses anciens, priores, étaient morts, et que ses cadets, minores, le devançaient dans les ordres sacrés… »

On retrouve là le vocabulaire et les mises en garde de Benoît à propos du prêtre, à propos du rang, ordo, à propos de toute espèce de jalousie. Dès que la jalousie entre dans un cœur, le diable est là, sans qu’on ait besoin de l’affubler de fourche, de cornes ou de griffes. La jalousie a par nature de telles griffes, elle est cornue en elle-même, elle s’agrippe et elle s’accroche, elle a justement beaucoup de mal à décrocher.

Alors prêtons attention à la première consigne de Benoît au clerc : « ne mange plus de viande ».

Quel lien entre l’abstinence et la jalousie ?

Le décrochage ! l’ascèse conçue comme déprise, décrochage par rapport à notre convoitise naturelle.

Pour décrocher de mon envie de recevoir les ordres sacrés, il m’est bon de commencer par apprendre à décrocher de toutes sortes de plaisirs pourtant légitimes.

René Girard démonte très bien les rouages de la convoitise (envies / envie) : le désir premier semble être un désir d’objet, « je veux de la nourriture » mais le mimétisme transforme très vite ce désir en « je veux la nourriture que toi, tu désires, la même que toi, et j’en veux autant que toi », et là, déjà, la convoitise est devenue jalousie, « je veux que personne ne me passe devant… »

C’est pourquoi je ne peux décrocher de la jalousie qu’en travaillant sur la convoitise la plus ordinaire et la plus solitaire

L’ascèse est l’exorcisme de base que nous pouvons tous pratiquer.

 

Reconnaissons l’énorme différence de style entre les récits et ces digressions théologiques, exégétiques, spirituelles. C’est nettement plus indigeste, difficile à suivre, et l’on ne voit pas du premier coup d’œil le rapport avec la vie de Benoît.

Pourtant, ces digressions sont importantes, parce que saint Grégoire ici « fait avancer le schmilblick » ; il propose de vraies clés pour la vie spirituelle, et des clés profondément bénédictines.

Ainsi cette première réponse de Grégoire à Pierre, qui est une merveille :

« Pourquoi n’aurait-il pas connu les secrets de la divinité, celui qui observait les préceptes de la divinité ? »

Extraordinaire de simplicité !

C’est tout Benoît : faites et vous saurez ! commencez par faire, commencez par les mains, pas par la tête ! ce sont les mains qui forment la tête, et pas l’inverse ; ne faites pas ce que vous pensez, mais regardez bien ce que vous faites et pensez-le, pensez-y ; ne cherchez pas à tout comprendre du jeûne avant de vous y risquer, mais expérimentez le jeûne, point, et là, vous comprendrez ;  gardez la cellule, et la cellule vous enseignera tout ; ne tenez pas de grandes théories sur la prière, mais priez, et là encore, « que votre esprit s’accorde à votre voix », c’est-à-dire encore une fois, c’est la voix qui mène, c’est le corps qui vous emmène, chantez, et ne laissez pas s’échapper votre esprit, ne le laissez pas gambader trop loin…

Alors, « Pourquoi n’aurait-il pas connu les secrets de la divinité, celui qui observait les préceptes de la divinité ? »

L’obéissance ainsi conçue est une promesse, une entrée dans les secrets de Dieu, et cette clé-là nous vient du Christ : « J’ai une nourriture que vous ne connaissez pas… qui est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé » (Jn4). « Celui qui fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère et ma sœur et ma mère. » (Mc3).

C’est une obéissance, très concrète, qui ouvre les portes de la connaissance de Dieu.

Benoît n’est pas prophète par miracle mais par obéissance, par une docilité : il a remis ses mains entre les mains de Dieu, et désormais il se laisse enseigner…

 

 

C’est la troisième pause « théologique » et je voudrais regarder de plus près la situation de ces pauses, et leur progression.

Le premier débat (§3) a succédé à l’empoisonnement par le vin, le second à l’empoisonnement par le pain (§8), dû à la jalousie d’un prêtre, le prêtre Florent, le troisième débat succède à nouveau à la jalousie, celle d’un clerc qui voulait devenir prêtre et qui en meurt.

A chaque fois, ce qui pose question est donc un poison mortel, qui se révèle être celui de la jalousie, derrière laquelle apparaît la figure du diable : Sg 2,24 « c’est par la jalousie du diable que la mort est entrée dans le monde ».

Face à cette adversité mortelle, Grégoire donne un enseignement capital, et profondément bénédictin : le moine n’a qu’une seule façon de lutter (contre le diable, le mal, la jalousie, le péché, la mort), ce n’est pas de faire front CONTRE (Benoît par deux fois justement « déserte », quitte la place !) mais de s’unir toujours plus profondément au Christ, au vainqueur, au Roi.

Ce déplacement-là change tout.

La seule lutte valable est celle qui consiste à choisir son camp et à suivre son Roi. Le combat du moine est un combat pour être uni, pour demeurer en union avec Dieu ou retrouver cet état d’union.

 

La progression de ces débats théologiques est éclairante :

- le premier a cherché à expliquer l’expression « habiter avec soi-même » (équivalent latin du « connais toi toi-même » des Grecs), et Grégoire a conclu qu’il s’agissait d’ « être avec le Christ ».

- dans le second débat, Grégoire a montré que l’esprit qui animait Benoît dans ses miracles n’était pas tant celui des nombreux patriarches que « l’esprit d’Un Seul », le Christ. Toutes les figures bibliques convergent vers le Christ et reçoivent de lui leur lumière. Le Christ et l’Esprit qui vient de lui.

- dans ce troisième débat, l’Esprit est au centre, avec cette question : quand on marche dans « l’esprit d’Un Seul » (spiritus Unius), ne fait-on vraiment qu’ « un seul esprit » avec lui (unus spiritus) ?

 

Voilà ce que Grégoire, au long des pages, nous enseigne : nous ne voyons dans les miracles de Benoît que luttes et pouvoirs ; la réalité est son combat pour l’UNION à Dieu, la PRÉSENCE du Christ et de l’Esprit Saint dans sa vie.

 

 

Cette discussion est placée au milieu de la série de douze miracles de connaissance de Benoît.

Grégoire a dit d’emblée : « Pourquoi n’aurait-il pas connu les secrets de la divinité, celui qui observait les préceptes de la divinité ? »

Mais le diacre Pierre a rétorqué en soulignant des contradictions de l’Ecriture, d’abord entre Paul et Paul, puis entre Paul et David, c’est-à-dire entre « l’Apôtre » et « le Prophète », entre le NT et l’AT… Il pose une question de toujours : Dieu est-il connaissable ou inconnaissable, explicite ou caché ? L’enjeu d’une telle question, c’est que, s’il reste caché, la Révélation mérite-t-elle vraiment le nom de révélation ?

 

Grégoire répond que l’union spirituelle n’est jamais acquise une fois pour toutes ici-bas, même chez un saint (et de fait, puisqu’elle est l’objet d’un combat !) ; et donc bien des choses restent cachées même aux saints, jusqu’au bout, même aux prophètes et aux apôtres.

Cependant Dieu parle dans l’Ecriture, et cette parole est le chemin vers lui, il n’y en a pas d’autre.

Dieu se révèle bel et bien, mais comme une personne, et non pas comme un objet de connaissance ; sa liberté est intacte, et même est-ce là le plus précieux de ce qu’il nous révèle de lui, sa liberté souveraine !

Le P.Moingt écrit ceci : « la révélation [du Verbe] transite authentiquement par les écrits de la tradition d’Israël, mais en s’échappant des mailles de ses écritures, c’est-à-dire en se libérant des marques de propriété qui voudraient assigner la Parole de Dieu à résider dans le passé d’un peuple, à demeurer là où elle est passée, mais par où elle n’a fait que passer. » (Dieu qui vient à l’homme II, p.375)

Disons que si l’Ecriture éclaire malgré ses obscurités, c’est parce qu’elle est la trace d’un Dieu qui est pure Lumière. Pour garder cette image des mailles du filet, on peut dire que le diacre Pierre, en regardant de trop près le filet, laisse échapper le poisson. Et c’est ce que nous faisons nous-mêmes en lectio ou en théologie, quand nous voulons prendre la trace, le signe, pour la réalité qu’ils désignent, alors que c’est une Présence et une Lumière indicible.

 

frère David