Dialogues ch.17

Voilà encore Benoît qui pleure, et qui ne s’arrête pas…

Grégoire donne à voir à maintes reprises que Benoît prie avec des larmes ; il l’a souligné dès les tout débuts, dans l’épisode du crible, avec sa nourrice. Et ses larmes sont devenues habituelles : « comme il en avait l’habitude » ; Théoprobe ne s’étonne qu’au bout d’un long moment…

Ce qui semblait un résidu de l’enfance est donc en fait autre chose, peut-être un charisme.

Et, par la grâce de la Règle, la prière avec larmes pourrait devenir un charisme proprement bénédictin, puisque la Règle nous y invite à quatre reprises : 4,57 (IBO) 20,3 (prière) 49,4 (carême) 52,4 (oratoire). Il n’y a de larmes dans la Règle que pour la prière ; cela ne fait pas partie du code pénitentiel, n’a rien à voir avec le remords ou la faute, mais bien avec la prière dans sa plénitude.

L’importance de ce thème pour Grégoire est souligné à la fin du livre par la rencontre de Benoît et Scholastique. Il y a là une mise en scène très extraordinaire de la prière avec larmes, qui déclenche un vrai déluge.

Or, dans cette histoire, ce n’est justement pas Benoît qui pleure ; celui que tout le livre a mis en valeur comme un grand priant reste « sec » ; il est vaincu par celle qui a « aimé davantage » et qui a pleuré comme une « Madeleine », comme une fontaine…

Si l’on peut faire le parallèle avec le repas de Jésus chez Simon le pharisien et la pécheresse qui trempe de ses larmes les pieds de Jésus, –au sens où l’amour l’emporte sur la loi, la Règle–, il faut bien voir que dans l’histoire de Scholastique, il n’y a pas de péché ni de pardon préalable, ce qui change en profondeur la morale de l’histoire par rapport à la scène évangélique ; il n’y a que la puissance des larmes dans la prière, des larmes qui expriment l’amour : « je t’ai prié, tu n’as pas écouté, j’ai prié Dieu et lui m’a écouté. »

On ne trouve à la source de ces larmes que ce que l’on est tenté de qualifier de « caprice », et cela accentue encore le caractère d’acte gratuit, à la limite du supportable.

Seule en sort grandie la prière pour elle-même, et la puissance des larmes.

 

 

Nous devons creuser encore ce thème de la prière avec larmes.

Bibliquement, qu’est-ce que cela peut évoquer ?

Où cela peut-il être fondé ?

Dans les évangiles, on ne voit pas Jésus prier avec larmes ; il pleure, sur Lazare ou sur Jérusalem, mais ce n’est pas une prière ; à Gethsémani, Luc parle de sueur de sang mais pas de larmes…

 

Le seul écrit qui montre Jésus priant avec larmes est un écrit théologique, la Lettre aux Hébreux (5,7-9), et cette attestation est au cœur d’un passage extrêmement puissant :

« aux jours de sa chair, il a offert, avec un grand cri et dans les larmes, des prières et des supplications à Dieu qui pouvait le sauver de la mort, et il a été exaucé en raison de son grand respect. Bien qu’il soit le Fils, il a appris l’obéissance par les souffrances qu’il a endurées et, conduit à sa perfection, il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent la cause du salut éternel »

Relecture panoramique de toute l’incarnation (« aux jours de sa chair ») avec un coup de zoom sur la croix, jusqu’au salut éternel. On a là une proximité très grande avec le cœur de la Règle (centralité du Christ en sa passion, la prière, l’obéissance qui fait les fils).

Tel est bien l’ancrage de Benoît dans la prière du Christ, nullement anecdotique, profondément théologique.

 

Ailleurs dans la Bible, la prière avec larmes apparaît surtout et très fréquemment dans le livre des Psaumes (les « larmes zà flots »).

Or les Psaumes sont justement la prière du Christ, en particulier sur la croix, et c’est la nôtre tous les jours, notre « pain mêlé de larmes ». Et c’est pourquoi ce charisme est essentiellement monastique, et bénédictin…

Dans cette scène, ce que Benoît dit de son monastère, « livré aux nations », pillé, saccagé, le Ps 73 ou le Ps 78 l’expriment en toutes lettres !

Benoît pleure parce qu’il ne se contente pas de lire au passé et de très loin les Psaumes, il en écoute la résonance actuelle et personnelle, pour aujourd’hui et pour lui-même, pour son œuvre, toute bénie qu’elle soit, comme était béni le peuple élu.

Nous avons là un appel particulier à entendre, peut-être recouvert par ce qui n’est pas le meilleur des sciences humaines, un manque d’humilité, une pseudo-virilité (cf Scholastique vs Benoît), la défiance et le soupçon en lieu et place de la foi.

frère David