Dialogues ch.20-22 La connaissance et la foi

Rappelons-nous d’abord les deux derniers miracles de Benoît : au ch.18, Benoît avait eu connaissance du fait que Exhilaratus avait caché sur le chemin un des deux flacons qu’il apportait à Benoît.

Au ch.19, il avait eu connaissance des mouchoirs donnés à un frère par de saintes moniales : « n’étais-je pas présent quand tu as reçus ces mouchoirs… ? »

 

Au ch.20, il s’agit une fois de plus d’un miracle de connaissance : nous sommes passés d’un encombrant flacon à des mouchoirs discrets, puis à une PENSÉE secrète ; la perspicacité de Benoît est de plus en plus évidente. La conclusion est éloquente : « il apparut à tous clairement que rien ne pouvait être caché au vénérable Benoît, aux oreilles duquel même les paroles d’une pensée secrète avaient résonné. »

 

Au ch.21, le chiffre de « cinq » pains « à l’heure du repas » oriente notre esprit vers la multiplication des pains de l’évangile, de même que les 200 boisseaux (« 200 » deniers de pain ; Mc et Jn).

Pourtant, ce miracle des pains, dans sa version bénédictine, n’est pas une multiplication, mais encore un miracle de connaissance, où se manifeste « l’esprit de prophétie » de Benoît, comme dans toute cette section du livre, bien affirmé comme tel par le commentaire qui suit le miracle.

Or Benoît agit ici comme le cellérier de sa Règle, confronté à l’impossibilité de satisfaire l’attente de ses frères, essayant de ne pas les ‘contrister’ davantage, donnant une « bonne parole ». Son « esprit de prophétie » est d’abord et surtout un acte de FOI.

« Comme le vénérable père (RB 31 sicut pater) les voyait ‘contristés’, il s’appliqua à corriger leur découragement par un reproche ‘mesuré’ et en revanche à les élever par une promesse, disant : « Pourquoi votre esprit est-il ‘contristé’ d’un manque de pain ? Aujourd’hui, c’est vrai, il y a moins, mais demain (crastina die) vous aurez en abondance ».

Le « reproche mesuré » ressemble au reproche de Jésus à ses apôtres dans la barque après la seconde multiplication des pains (Mc 8, « pourquoi discutez-vous que vous n’avez pas de pain ? vous n’avez pas encore compris, pas encore saisi ? ». Matthieu ici met dans la bouche de Jésus le qualificatif de oligopistoi, « hommes de peu de FOI ».

La « promesse », « demain, vous aurez en abondance » a une résonance liturgique et biblique : pour dire « demain », Benoît utilise ici une formule assez rare dans la Vulgate, plutôt solennelle, crastina die. Nous la chantons encore nous-mêmes dans l’antienne de la veille de Noël, et, par la liturgie de ce jour-là, elle fusionne avec le souvenir de la manne en Ex 16 (hodie scietis… et mane videbitis) « aujourd’hui vous saurez… et au matin, vous verrez ».

La connaissance de Benoît, sa prophétie, c’est la foi, une foi qui s’appuie constamment sur l’Ecriture et la mémoire de Jésus.

Le bénédictin, moine ou oblat, est un ‘animal eschatologique’ ; son vivre-ensemble lui permet d’expérimenter la grâce, le don de Dieu qui surpasse la somme des forces propres d’un groupe d’hommes ou de femmes quelconque.

 

Ce commentaire nous dit bien le ressort profond du miracle des pains. Qu’est-ce que l’esprit de prophétie ? C’est l’Esprit de Dieu qui animait Benoît et lui permettait de professer sa foi en Dieu au moment de la disette, au moment où toutes les apparences étaient contraires.

Or cet Esprit, aucun prophète n’en est propriétaire, jamais, c’est ce que rappelle Grégoire au diacre Pierre. On ne sait ni où ni quand. Le prophète est seulement dans la main de Dieu, et c’est ainsi seulement qu’il se révèle prophète, en tant justement qu’il ne sait pas, qu’il ne prétend pas connaître par lui-même. Il expérimente les visites de l’Esprit et supporte les retraits de l’Esprit en lui. Il supporte que Dieu lui « cache » quelque chose, et à un autre moment le lui révèle ; il n’y aurait pas de révélation s’il n’y avait aussi un secret, quelque chose de « caché ».

C’est le régime de la foi, qui suppose que le savoir n’est pas total. La foi est une connaissance relationnelle ; quand je dis que je crois, je confesse une relation à Dieu qui a Dieu pour origine, je confesse que Dieu me fait le DON de la foi, librement.

Ceci est très important parce que le prophète chrétien est tout sauf quelqu’un qui a un « pouvoir » de connaissance ; c’est exactement le contraire : le prophète chrétien est quelqu’un qui ne s’appartient plus, ou du moins qui s’appartient de moins en moins, qui s’abandonne toujours davantage à l’Esprit Saint.

Tels sont les seuls miracles chrétiens, notamment de connaissance : ils ne sont pas de l’ordre du pouvoir, mais de l’abandon, de la foi qui s’abandonne à Dieu.

 

Dialogues (II) 22 Les signes subtils et la foi : on hésiterait moins à avoir des maisons dépendantes si l’on savait faire comme saint Benoît dans cette histoire…

Saint Grégoire, ici, semble pousser notre esprit cartésien dans ses retranchements. Mais en fait, il nous montre, plus encore que dans l’histoire précédente, combien la connaissance de foi est un lâcher-prise et une dépossession ; c’est là ce que Benoît enseigne à ses frères à la fin : pourquoi n’avez-vous pas cru au songe que vous avez fait ? Il ne fait pas du tout l’éloge de la bilocation, il fait appel à la capacité de croire de ses frères, à leur sensibilité spirituelle. La foi est un régime fragile, un régime de « signes subtils » (subtiliter designavit : les « signes subtils » du rêve).

Quand Freud rattache les rêves à l’inconscient, il en montre la signification, qui est un lien « subtil » entre le rêve et le réel de la personne qui rêve. Il n’y a pas deux mondes avec des passerelles mystérieuses entre les deux, mais un seul monde dont les profondeurs se dévoilent plus ou moins ; il y a UN monde spirituel en état permanent d’épiphanie.

Le lien qui unira la fondation de Terracine à la maison-mère du Mont-Cassin est un lien spirituel réel mais subtil.

L’insistance de ce récit sur les lieux, oratoire, réfectoire, hôtellerie, à bâtir à tel ou tel endroit précis, dit précisément cela, que le spirituel se cherche une demeure, du solide, une construction, un édifice : « l’Esprit de Dieu habite en vous, vous êtes un Temple de l’Esprit. »

La foi permet l’épiphanie du spirituel. Or, ici, remarquons bien la progression, le déplacement : il ne s’agit plus de la foi de Benoît, mais de celle de ses frères.

Une histoire de fondation comme celle-ci n’est possible que dans ce régime de la foi, et non pas dans la bilocation du supérieur. Sinon, il faudrait désespérer d’une véritable transmission, d’une véritable tradition.

Benoît a désigné des frères, et notamment le « père » et son « second », et c’est dans l’accord de ces deux que réside la caution proprement spirituelle du rêve. Celui qui a été envoyé en fondation n’a pas rêvé tout seul, il a rêvé exactement comme son second, et tel est précisément le signe qu’ils ont rejoint pour de bon l’esprit de celui qui les a envoyés tous deux. L’unité de la nouvelle communauté est la seule garantie de l’esprit bénédictin.

Comme après la Résurrection : l’Esprit qui se transmet n’est nulle part ailleurs que dans la capacité de s’accorder, en l’absence apparente du Fondateur.

 

Notre bon diacre Pierre met les pieds dans le plat pour notre édification, et demande à en savoir plus sur la bilocation.

Grégoire lui rappelle l’Ecriture, et le miracle d’Habacuc au livre de Daniel (Dn 14, 32-38). Mais écoutons sa conclusion : quid mirum ? « quoi d’étonnant ? » « comme celui-ci porta corporellement une nourriture corporelle, ainsi celui-là portait spirituellement l’institution de la vie spirituelle ».

Remarquons que Grégoire distingue le corps et l’esprit, non pour les opposer, mais pour en souligner le parallélisme.

Il s’agit là d’un enseignement fondamental du Livre II, qui paraîtra de façon très nette en conclusion (§38, dernier chapitre), quand il parlera de la dévotion aux reliques des martyrs et d’un miracle qui se produit dans un temps et dans un espace différents, non pas là où reposait physiquement le corps de Benoît mais dans la grotte où il avait autrefois vécu. Son commentaire s’appuie sur la phrase de Jésus en Jn16,7 : « si je ne m’en vais pas, l’Esprit ne vient pas à vous. »

Tel est le sens du don de l’Esprit après la Résurrection : un autre régime advient, celui de la FOI !

Le christianisme nous fait passer du fantastique (la bilocation) à l’épiphanique (même racine phan-). Cela résonne pour moi avec cette phrase de Marcel Légaut : « Rien ne peut empêcher l’essentiel d’apparaître pas plus qu’on ne peut empêcher le réel d’être. »

Or cet essentiel qui apparaît, quoi qu’il en soit de l’absence, de la distance, de la mort même d’un homme, c’est le lien spirituel, qui est un lien d’amour. Je cite les derniers mots du Livre II, que saint Grégoire met dans la bouche de Jésus : « c’est comme s’il disait ouvertement : ‘ si je ne vous retire pas mon corps, je ne vous montre pas ce qu’est l’amour spirituel, et si vous ne cessez pas de me voir corporellement, jamais vous n’apprendrez à m’aimer spirituellement.’ »

Cet amour spirituel est la visée la plus profonde de la vie monastique et chrétienne, un essentiel qui apparaît et qui pourtant est insaisissable, sur lequel nul ne peut mettre la main. Notre conversion personnelle, silencieuse,  cachée, affecte le monde en toute vérité. Tibhérine ou le P.de Foucauld ont pu mourir dans ce qui était apparemment une totale stérilité, mais l’Esprit d’amour ne meurt pas. Il nous revient de mettre en œuvre notre foi dans l’amour, mais la manifestation, l’épiphanie de l’amour ne nous appartient pas.

frère David