« Le premier jour de la fête des pains sans levain où l'on immolait l'agneau pascal ». C'est le premier verset de notre passage d'évangile de ce jour, et il nous transporte avant Pâques.
Et puis, il y a le dernier verset : « Après avoir chanté les psaumes, ils partirent pour le Mont des Oliviers. ». Celui-là nous fait carrément entrer dans le récit de la Passion. Cela est un peu étrange : nous avons célébré la Semaine Sainte, puis Pâques, puis les 50 jours du temps pascal, enfin la Pentecôte : pour ceux qui ont vécu ces célébrations liturgiques, la progression est très nette, fortement ressentie, et l'on ne comprend pas très bien pourquoi on fait maintenant ce retour en arrière.
La raison en est pourtant simple : la liturgie chrétienne n'est pas une reconstitution historique. Faire mémoire de l'événement pascal, ce n'est pas reproduire jour après jours et heure par heure tout ce qui s'est passé à Jérusalem il y a 2000 ans. La liturgie, ça n'est pas ça. Elle fait bien plus : elle opère un miracle, à chaque célébration, pour ceux qui ont la foi : elle rend réellement présent l'événement de salut qui est célébré et qui nous sauve encore aujourd'hui. La liturgie chrétienne est toujours un ''aujourd'hui''. C'est le Christ vivant, le Christ ressuscité que nous célébrons chaque jour.
La Pâque historique - celle qui a connu la mort-résurrection de Jésus et qui s'est passée il y a 2000 ans - fut le premier jour des temps nouveaux ; c'est pourquoi elle arriva le premier jour de la semaine, après le sabbat qui en est le dernier. Dans les textes liturgiques, les termes utilisés sont extrêmement parlant à ce sujet. Une des antiennes de Pâques nous fait chanter : « Au lever du soleil, le matin du premier jour, les femmes vont au tombeau. » Le matin, le premier jour, le lever du soleil autant d'expressions qui disent le début, le commencement.
Je regrette beaucoup que le mot week-end, qui a pris une telle place dans le vocabulaire mondial, ait englobé à son compte le jour du dimanche qui est le premier de la semaine. Ce mot étranger à la culture chrétienne est intéressant pour ceux qui y voient un temps de repos bien mérité, mais c'est aussi un mot terrible, parce qu'il est porteur de cette idée de fin (the end) ; donc quelque chose qui clôt, qui termine et peut même évoquer les fins dernières avec leur repos éternel. Utiliser ce terme pour parler de résurrection et de commencement, c'est raté d'avance. Un mot à exclure donc, absolument de la liturgie chrétienne qui est toujours un commencement, une nouveauté, un début de vie.
Jésus a bien institué l'eucharistie aux dernières heures de sa vie terrestre, au moment où il entrait dans sa passion et sa mort, mais il n'en reste pas moins que la Cène du jeudi saint est tout le contraire d'une fin. C'est la négation de la fin apparente des choses. Et Jésus le savait bien. Quand il dit : « Faites ceci en mémoire de moi » il a conscience que chaque eucharistie sera un premier jour, un jour nouveau, où il sera vivant. Ce qui ne le dispense pas d'avoir sa passion à vivre, et sa mort à traverser.
Jésus entre en pleine conscience dans ces heures tragiques qui vont le conduire à la mort. Cette conscience de Jésus, saint Marc l'a soulignée dans le verset qui introduit le récit, avec cet histoire de l'homme à la cruche. Un homme qui porte une cruche d'eau, c'est une chose que l'on ne voit jamais en Orient. Marc veut nous dire par là que, soit Jésus avait une prescience surnaturelle des événements, soit qu'il s'est entendu d'avance avec cet homme. Dans un cas comme dans l'autre, il savait ce qui allait arriver. Le but de ce verset est de nous montrer que Jésus sait ce qu'il fait. Il n'est pas pris au dépourvu.
Jésus est face à une réalité mystérieuse et dramatique. Cela ne l'empêche pas de vivre cette dernière Cène dans une paix étonnante. La chambre-haute est mystérieusement calme, paisible. Jésus est là, au milieu des apôtres qui ne comprennent pas tout – loin de là – mais qui, cependant, captent plein de choses. Ils pressentent que c'est un moment unique, que quelque chose de très fort est en train de se jouer devant eux.
« Ceci est mon corps ». C'est avec une intensité d'amour exceptionnelle que Jésus prononce ces paroles. Il sait parfaitement qu'il est train de jouer sa vie, de l'offrir en sacrifice ; or, il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. Ceci est mon corps, ceci est mon sang versé pour la multitude. Et puis cette phrase mystérieuse qui annonce le pire et le meilleur : « Je ne boirai plus du fruit de la vigne, jusqu'au jour où je le boirai nouveau, dans le Royaume de Dieu » Ainsi, Jésus annonce à la fois sa mort, et sa vie dans le Royaume.
Puis, « après avoir chanté les psaumes, ils partirent pour le Mont des Oliviers. » Nous connaissons la suite : l'agonie, l'arrestation et tout le reste. Mais la fête de ce jour, le Saint Sacrement, veut seulement insister sur cette offrande paisible que Jésus fait de lui-même. Tout est amour, et la Chambre Haute est pleine de lumière. C'est ce qui a permis au pape Jean-Paul II d'insérer cet épisode dans les mystères lumineux, ce qui convient bien. Toutefois, le côté redoutable reste comme en suspend, mais il est bien là. Dans quelques instants la violence va se déchaîner contre Jésus. Mais, d'une vie arrachée, Jésus va faire une vie donnée.
Alors la question se pose pour nous : comment le vivons-nous, ce mystère de l'eucharistie, à la fois si lumineux et si ténébreux ? Quelle conscience avons-nous de l'immensité de l'enjeu qu'il contient ? Le salut du monde, rien que ça ! Vous me direz : ça dépend des jours ! Il y a des jours où nous sommes pris par la célébration ; et d'autres jours où nous sommes pris... par les distractions. Nous sommes ailleurs.
J'ai envie de dire : peu importe. L'essentiel est d'y participer, de son mieux, avec la conscience que c'est un geste qui engage. Le simple fait de quitter sa place pour venir communier, cela peut, dans certains cas, être un acte très engageant et très important. Communier, c'est être en communion avec le Christ et avec ses frères. La communion avec le Christ peut nous conduire très loin sur ses pas. Et si ce n'est pas jusqu'à donner sa vie, ce peut-être tout simplement jusqu'à donner un peu de soi-même, ce qui est une bonne façon d'entrer en communion avec nos frères.
Alors, rendons grâce à Dieu pour ce cadeau si extraordinaire qu'est l'eucharistie. Nous la comprenons guère mieux que les apôtres, mais nous croyons qu'il s'y trouve le mystère le plus inimaginable qui soit : le salut du monde. AMEN !
fr. Michel-Marie
Abbaye Saint Benoît d'En Calcat - 81110 DOURGNE