RB 49 Le carême Le désir et la volonté

Du travail communautaire aux exercices personnels


Le chapitre précédent nous a fait saisir le rapport profond entre travail et ascèse ; le travail est une ascèse, l’ascèse est un travail (tripalium).
Ici, saint Benoît nous met en face de la dimension personnelle de l’ascèse : unusquisque, chacun pour soi.
Le fait de la vie cénobitique avoue ici sa limite : la vie communautaire ne dispense pas d’un choix personnel, elle ne se substitue jamais à notre cœur profond ; chaque engagement communautaire requiert non pas une vague obéissance où je traîne les pieds, mais un engagement de ma liberté ; j’ai toujours à décider, à choisir, à opter, à me diriger moi-même.
Je vous raconte une petite fable de Lanza del Vasto qui dit bien cela (Principes et Préceptes, XCIX) :
« Il y avait une fois un général économe et compatissant. Il pensa : quel gaspillage de munitions que ce tir à la cible ! Pauvres soldats ! quelle vanité que ces marches, ces contremarches et ces manœuvres ! Voici mon plan : je vais mettre mes hommes au repos, les bourrer de nourriture pour qu’ils engraissent et se fortifient. je leur ferai verser du vin pour qu’ils se réjouissent et pour qu’ils m’aiment.
Ce furent des années de bonne vie pour toute son armée.
Quand l’ennemi survint, les soldats s’empêtrèrent dans leurs armes et beaucoup s’entretuèrent, d’autres se firent massacrer avant d’avoir formé les rangs ; le reste jeta le fusil et prit la fuite. Le général exhortait les siens au courage, les appelait « mes enfants », leur rappelait ses bienfaits, mais il demeura seul sur le champ de bataille.
Ne ris pas de cet homme malheureux : c’est toi ! »

Nous sommes chacun ce général « économe et compatissant » ; c’est bien nous-mêmes qui décidons, qui commandons, en matière de combat spirituel, d’ascèse ; toute cette armée que nous aimons et que nous économisons, c’est notre corps, c’est nous-mêmes.
Dans la vie communautaire, le risque n’est pas tant d’être un mauvais général que d’ignorer que je suis général, et de reporter sur le régime communautaire les défaillances qui sont celles de mon propre combat, de ma liberté personnelle.
C’est le seuil obligé de la sainteté que de prendre en mains son armée, et ça se passe du côté de l’ascèse personnelle, de l’entraînement quotidien, des exercices, des manœuvres.


générosité et patience


On fait souvent remarquer que ce chapitre du carême est le lieu des deux seules mentions dans la RB de l’Esprit Saint, associées aux deux seules occurrences du mot gaudium, la « joie » (gaudere au §2).
Mais on y trouve aussi la seule mention d’une « volonté propre » positive, et la seule mention d’un « au-delà de la mesure » positif, super mensuram, un excès, un dépassement positif.
Ce qui est habituellement défaut, risque d’égarement, la volonté propre et l’excès, devient ici positif. Telle est précisément l’action de l’Esprit Saint : une rémission du péché, un retournement du désir, une conversion intérieure et un dépassement personnel.
Pour vivre de cet Esprit, remarquons les deux actions qui suscitent cette mention de l’Esprit et de la joie : « qu’il OFFRE avec la joie de l’Esprit Saint », « qu’il ATTENDE avec la joie du désir spirituel ».
OFFRIR avec joie, volontairement et sans mesure,
ATTENDRE avec joie, volontairement et sans mesure.
Faisons fusionner les deux attitudes, les deux actions et nous trouvons une façon d’être profondément spirituelle, qui peut être l’attitude du moine en tout temps et pas seulement en carême :
-se donner mais sans impatience,
-attendre mais généreusement, en se donnant déjà à fond.
La joie est à ce carrefour.
En carême, saint Benoît nous demande à chacun un dépassement personnel ; et ma disposition d’esprit la plus personnelle est celle où justement je suis le plus pleinement ouvert à l’Esprit, où je me donne sans pourtant me posséder, où j’attends sans pourtant être « en manque » ; je donne un gage de mon désir, et je reçois le gage de l’Esprit.
Il n’existe pas d’excès d’engagement, et pour s’engager pleinement, la volonté propre est toujours en défaut.
Lé désir de Dieu est le moteur infini ; il déraille dès lors qu’il se montre impatient, incapable d’attendre, ou égoïste, incapable d’offrir, de se donner ; il reste spirituel pour autant qu’il s’accompagne de ces deux attitudes, don de soi et patience, figure même de ce que devrait être le moine dans le monde et pour l’Eglise.


désir et volonté


Dans ce chapitre apparaissent, on le sait, deux perles, « la joie du DESIR spirituel », et aussi l’unique « VOLONTE propre » positive de la Règle, associée à « la joie du Saint Esprit ».
Désir et volonté, Esprit Saint et joie !
La dissociation forte entre DESIR et VOLONTE est un grand classique des sciences humaines ; c’est une distinction précieuse et fondamentale.
Quelle distinction peut-on repérer chez Benoît, dans la Règle ?
Je remarque ceci qui est très frappant : le mot « volonté(s) », qui apparaît deux fois plus que « désir », est presque toujours qualifié d’un possessif : c’est-à-dire que cette volonté est d’abord la volonté de quelqu’un, une volonté « propre », le plus souvent la mienne, mais aussi celle de l’abbé, la sienne, la leur ; ce possessif est une clé intéressante ; la volonté se manifeste surtout comme la PROPRIETE de son auteur, et éventuellement se heurte à la volonté d’un autre. La volonté me place en confrontation avec d’autres, elle est relationnelle, c’est « ou moi ou lui ».
Le « désir », lui, n’est pas qualifié comme mien ou tien, il est qualifié par son orientation bonne ou mauvaise, que recouvre souvent l’opposition « chair / esprit » : il est parfois bon et « spirituel », mais il apparaît surtout dans l’expression « désir de la chair » (ter), ou du plaisir, ou « mauvais ».
Pour Benoît, donc, je possède ma volonté tandis que je suis soumis à un désir ; la volonté est principe d’affirmation de soi, tandis que le désir est un principe bipolaire qui me divise.
Sans prétendre généraliser cette approche, je vois là quelque chose de très profond qui résonne bien avec ce que la Bible appelle le « cœur » : à savoir, un centre d’unification de la personne par le moyen du choix, de la décision, par la conscience toujours plus riche de choix à faire, d’options à prendre.
Il serait nul de détruire notre volonté, un être sans volonté propre n’est rien, mais la relation aux autres sculpte notre volonté, l’éclaire, creuse toujours davantage la richesse et l’ambivalence du désir et permet la prise de conscience de l’inhabitation de l’Esprit Saint.
Jean-Louis Chrétien dit cela en une très courte phrase extraordinaire de densité :
« Nous sommes blessés au cœur d’un désir qui de nous-mêmes nous éloigne, et c’est ainsi seulement que nous avons un cœur. » (Jean-Louis Chrétien, L’effroi du beau, p. 45)


des sentiments pour la lutte


Pour le combat du carême, quels sont les moyens que propose saint Benoît ?
« corriger les vices » et puis « l’oraison avec larmes, la lecture et la componction du cœur, ainsi que l’abstinence ».
Surprise : les larmes et la componction sont donnés comme moyen, alors même qu’elles nous semblent plutôt une conséquence, un résultat, parce que nous n’avons aucunement la maîtrise de nos sentiments.
Ce que j’entends dans cette façon de donner un sentiment comme moyen (larmes et componction du cœur), c’est la nécessité absolue de reprendre appui sur le cœur et le désir. Hors de cette intériorité, de cette descente au plus profond, aucun effort d’ascèse ne peut produire son fruit. Je l’entends comme ce que dit Jésus en Mt 6 avec obstination, à savoir la nécessité de se retrancher à l’intérieur, dans la pièce retirée de la maison, et de fermer la porte en se tenant là face à Dieu, face à « mon Père qui voit dans le secret ».
Si les sentiments peuvent devenir un moyen de se corriger soi-même, c’est parce que Benoît suppose une vie relationnelle très forte, une relation avec le Seigneur qui soit réellement une vie de recherche amoureuse qui habite vraiment l’homme intérieur.
Demandons cette grâce. Ne nous laissons pas dessécher par notre époque sèche et froide. Le Seigneur attend et désire notre amour, il désire y répondre, « il veut des âmes intérieures », pour reprendre l’expression de nos fondateurs, pas seulement des « cervelles ».

frère David