RB 66 La porte, la clôture Le dedans et le dehors

Après une série de chapitres qui traitent de l’accueil (53-56-58-59), un accueil qui passe de la simple visite à l’intégration, nous trouvons une question que je laisse de côté dans ma découverte progressive de la Règle de saint Benoît, parce qu’elle me semble moins pertinente pour les oblats séculiers : c’est celle du RANG (63), en latin ordo, qui structure l’INSTITUTION monastique, ordinatio. La transition s’est faite par l’évocation de situations d’accueil particulier, accueil de moines venant d’ailleurs, parfois prêtres ou clercs, et leur délicate intégration dans la communauté (60-61-62). Cette question du rang entraîne fatalement celle de l’institution de celui qui tient une place remarquable, première et en tout cas différente et structurante, l’abbé (64), et, par rebond, une mise au point apparemment sévère concernant celui qui n’est pas un second abbé, le prieur (65)… Tout ceci met bien en évidence la difficile corrélation entre une institution, la « communauté monastique » et la réalité qu’elle vise et permet de vivre, mais qu’elle ne suffit pas à garantir, la « communion », l’amour, qui est grâce divine, au-delà de toute institution. Notons que ces questions d’institutions n’ont pas quitté la figure symbolique majeure de l’accueil, celle du dehors et du dedans, puisque l’institution de l’abbé a mis au jour le lien essentiel entre une communauté et son entourage séculier, entre monastère et Eglise locale.
A l’articulation du dehors et du dedans, il y a la porte ; après cette longue digression vient donc le chapitre des portiers, qui renoue avec la thématique et la logique de l’accueil.

la porte de clôture
La porte apparaît à la fin de la RB, et cette image est traditionnelle en conclusion d’un propos sapientiel ; le livre est terminé, on referme la porte ! Il en va ainsi dans les Proverbes, avec la figure du mari de la Sagesse assis aux portes de la ville.
Le dernier verset, la petite note sur la lecture fréquente de la Règle, semble aussi faire penser qu’on avait là un point final. C’est de fait avec le chapitre des portiers que s’achève la Règle du Maître (RM 95).
des portiers
Deux mots latins sont traduits ici par notre unique mot de « portier » : il y a bien une fois portarius (au v.5) mais le titre dit de hostiariis monasterii, « des huissiers du monastère ».
Je remarque qu’il s’agit d’un pluriel, « LES huissiers », et cela correspond à ce que précise Benoît au v.5 : le « sage vieillard », senes sapiens, reçoit l’aide d’un junior ; cela correspond aussi à la réalité actuelle d’une EQUIPE de frères qui se relaient à la porte, comme il y a des équipes pour le service des tables, la cuisine, les emplois (cf 65,13)… C’est un détail, mais l’esprit de la Règle passe par tous ces détails, et une lecture trop rapide qui remet tout au singulier néglige la grâce, qui est justement dans le pluriel –le fait que j’aie des frères !
Dans chaque lieu d’accueil tel que la porterie, la librairie, les hôtelleries, la personne qui débarque va percevoir immédiatement quelque chose…
Quoi ? Justement l’esprit qui règne dans ce lieu.
Comment ? Par exemple selon qu’il saura immédiatement ou au contraire plus difficilement « à qui il a à faire », s’il est en face d’un responsable ou d’un sous-fifre, d’un homme qui vit de communion ou d’un homme qui vit d’autorité, que ce soit une autorité exercée ou une autorité subie.
Vous avez peut-être lu cette scène de l’accueil chez Timothy Radcliffe : un grand dominicain arrive de l’étranger à Ste Sabine à Rome et voit un jeune en train de faire le jardin du côté de l’entrée ; il lui dit « bonjour frère, tenez, montez donc mes valises dans ma chambre et prévenez le Maître de l’Ordre que je suis arrivé ! –Avec plaisir ! » Le jeune monte les valises, le grand homme gagne sa chambre, et quelques minutes plus tard, on frappe à sa porte. Il ouvre et reconnaît le jeune frère, en habit cette fois : « Oui, qu’est-ce que vous voulez ? —Vous aviez désiré voir le Maître de l’Ordre ? How do you do ? –… !!?».
Chacun est le portier de lui-même et de sa communauté. La façon dont j’accueille a un retentissement considérable. Le plus souvent, je le fais en fonction de mon cinéma intérieur, des contrariétés du moment ou de la bonne humeur du moment, de ce que j’attends ou de ce que je redoute, mais malheureusement en restant prisonnier de MON histoire personnelle.
Le mot d’accueil proposé par Benoît, deo gratias ou benedic, désamorce ce cinéma intérieur, m’invite à une sortie de moi.
Celui qui arrive EST une grâce, il EST la bénédiction qui m’est destinée par Dieu…

Le pluriel du titre, étonnant chez Benoît qui parle ensuite d’UN sage vieillard, est corroboré par le texte du Maître :
« Pour deux frères décrépits par l’âge on construira un logement en-deçà des portes du monastère et auprès de celles-ci. »
Ce fonctionnement par deux est assez typique, on l’a vu, de l’organisation du Maître. Mais il suffit d’aller en Afrique pour se rendre compte que, faute de téléphone intérieur, le portier a souvent besoin de se dédoubler, d’où l’aide préconisée par Benoît lui-même. Il y a va aussi d’un enjeu de sécurité : le Maître avait de la même façon dédoublé l’hôtelier, pour ne pas laisser la maison des hôtes sans surveillance, la nuit, quand un hôte demanderait à pouvoir aller aux lieux d’aisance ! Il y a chez le Maître un véritable « flicage » des visiteurs et des hôtes, qui est un trait d’époque, à savoir la nuit barbare.
le travail des portiers
Le Maître est plus explicite que Benoît sur le travail des portiers :
« En fait de travail manuel, on leur demandera ce qu’ils peuvent accomplir suivant les possibilités de leur âge, c’est-à-dire soit un métier, s’ils en connaissent un, soit, s’ils n’en connaissent pas, une aide apportée aux semainiers [de la cuisine] chaque jour suivant leurs possibilités. Cependant on ne leur demandera pas d’autre travail s’ils sont à toute heure occupés à ouvrir et à fermer. Ils recevront du cellérier la pâtée des chiens et la leur donneront avec de l’eau ou le jus qui reste de la cuisine. Ils auront soin des animaux à l’intérieur du monastère [chevaux], aidés en cela par les hebdomadiers pendant leur semaine respective. Ils assureront le nettoyage de la porte et allumeront chaque jour la veilleuse qu’ils auront suspendue en-deçà de la porte et préparée, afin que si jamais quelqu’un arrive pendant la nuit, on puisse savoir qui est entré. »
une porte qui ferme
A propos du rôle de portier, Benoît nous dit quelque chose d’important pour tous les moines : « (un sage vieillard) dont la maturité ne lui permet pas de COURIR ÇA ET LA. » L’idée est reprise en fin de chapitre : Benoît souhaite qu’il y ait au monastère tout le nécessaire pour que les moines ne soient pas obligés de COURIR ÇA ET LA. »
Le souci de ne pas avoir à se répandre au-dehors est déjà exprimé par le Maître, qui montre à nouveau les risques de gyrovagie (notamment auprès des personnes pieuses), une gyrovagie qu’il a très longuement dépeinte avec un grand luxe de détails comme contre-exemple au début de sa Règle.
Il est bien clair que la clôture est une limite pour les moines, et non pas une limite pour les hôtes, accueillis comme le Christ. Ce sens de la clôture est exprimé avec force par le Maître :
« Ainsi donc, puisque tout cela se trouve au-dedans, la porte du monastère restera toujours fermée, afin que les frères, enfermés au dedans avec le Seigneur, soient déjà en quelque sorte dans les cieux, séparés du monde à cause de Dieu. »
« avec le Seigneur », « à cause de Dieu »…
La protection de la porte n’a ainsi pas grand-chose à voir avec ce qui est redevenu une obsession contemporaine très sécuritaire, partagée par tout propriétaire « privé ».
L’expérience nous confirme cette petite notation sur la nécessaire maturité des moines.
L’enracinement véritable ne commence qu’avec le sentiment que cet enracinement est lui-même un chemin, et un chemin qui vaut la peine, plus dépaysant que bien des errances connues d’avance.
La stabilité doit devenir active, et non pas simplement subie, supportée, comme quand on fait un trou avec une perceuse, si on bouge tout le temps, il n’y a pas de trou, la pénétration du mur ne devient possible que si la stabilité est parfaite ; alors toute la force disponible s’exerce dans la bonne direction. Telle devient la stabilité du moine.
Ce portier qui clôt la RB est vraiment la figure du moine, tout moine, celui qu’on trouve « toujours présent », le vigilant, le veilleur, prêt à ouvrir à tout moment à la grâce qui vient frapper. La maturité du moine s’exprime précisément dans sa capacité d’accueillir. Parce qu’a grandi en lui la conviction que Dieu vient. Cela rejoint l’affirmation de Simone Weil disant que « les biens les plus précieux ne doivent pas être cherchés mais attendus ».
Un poète écrit (Philippe Mac Leod) :
« un jour, nous entrerons où nous étions déjà. »
« des portes céderont qui battaient à tout vent. »
Le mystère de notre vie dans son apparente immobilité dit cette foi dans le fait que par le Christ la porte de Dieu est ouverte, déjà ouverte, pleinement ouverte. Dans une civilisation de la bougeotte, ce témoignage devient de plus en plus nécessaire. On devient moine parce que l’on cherche Dieu ; on reste moine en découvrant qu’il nous suffit de tenir sa porte suffisamment ouverte.
tout moine est un frère portier
Tout moine est un frère portier ; placée à la fin de la RB, la figure du portier recueille les principaux traits de ce qui fait le moine, trois points essentiels : l’ouverture au dialogue, l’accueil du pauvre, la stabilité, explicitée comme présence et vigilance.
Ces trois points-là prennent sens ensemble, les uns par les autres. Chaque moine est convié à tenir ensemble ces trois attitudes, dialogue, accueil et stabilité : elles fondent la vie cénobitique. Elles fondent ensemble la vie du moine, et pas l’une sans l’autre…
Le moine cénobite, et l’oblat séculier peut s’y reconnaître, est un homme SUR LE SEUIL, qui guette, qui met en œuvre toute sa vigilance, qui ne quitte pas le seuil, parce que c’est sur le seuil qu’il accueille le Christ en la personne du pauvre, du pèlerin, du frère.
Son dialogue est condensé par saint Benoît en deux formules : benedic, Deo gratias, demande de bénédiction, action de grâces. On a l’impression avec le portier que tout se joue dans le premier échange, et d’une certaine façon, c’est vrai. Avant même la première parole, nous percevons l’attitude de l’autre, nous devinons si la porte est ouverte ou fermée : on peut très bien dire à quelqu’un « entrez » avec un ton tel que l’autre a envie de ressortir aussitôt, un ton d’huissier. C’est le titre du chapitre, de hostiariis, « des huissiers du monastère »…
Etre sur le seuil vraiment, c’est signifier à l’autre que la porte est réellement ouverte, que la formule de politesse, inévitable, incontournable, loi du langage, n’est justement pas une formule, mais qu’elle est HABITEE. Les formules du seuil sont presque toujours d’une grande plénitude, mais elles ne sont pas toujours habitées.
Pour accueillir l’autre chez soi, il faut habiter chez soi, « habiter avec soi-même » ; il y a des portes si largement ouvertes qu’elles donnent sur des maisons désertées, creuses, vides, ce qui veut dire qu’en fait, ces maisons n’ont plus de portes, elles sont à l’abandon. Etre capable d’accueillir suppose qu’à l’intérieur, comme le dit Benoît, il y a tout, tout le nécessaire, l’eau, le moulin, le jardin, un petit paradis, et surtout la présence de Dieu ; mais s’il n’y a qu’une façade devant une ruine que l’on n’habite pas soi-même, notre accueil est un mensonge.
Toute communauté connaît cette tension entre les partisans du plus fermé, soucieux de préserver la qualité de la vie intérieure, du silence, et ceux du plus ouvert ; l’équilibre est précaire, puisque vient toujours un moment où la quantité des personnes accueillies se renverse en déperdition de la qualité de l’accueil qui est fait à chacun.
la porte qui est le Christ
Le singulier qui apparaît ici, « LA » porte, unique, n’est pas banal. C’est traditionnellement un élément essentiel de l’architecture d’un monastère bénédictin. La porte d’entrée de la PQV en est un exemple monumental ; mais est-ce que ce singulier ne signifie pas autre chose que la monumentalité, l’importance ?
Symboliquement, LA porte renvoie au Christ, disant en Jn 10 « Je suis LA porte », et parlant en Mt 7/Lc 13 de « la porte étroite » par laquelle in nous faut absolument passer ; cette porte étroite me semble être, comme dans les maisons de Palestine, ces portes basses et resserrées où l’on ne peut entrer qu’un par un, non sans un certain effort.
Le salut nécessite cet effort personnel, singulier, un par un ; on n’y entre jamais en groupe ou seulement porté par un flot indifférent.
De même, le monastère représente un seuil bien marqué, un rempart contre l’indifférence éventuelle.
Le rôle du frère portier, ou des portiers, comme le titre l’indique, n’est pas de faire entrer à tout prix, mais de manifester l’effet de seuil. On n’entre pas ici « comme dans un moulin ». Aujourd’hui, il y a plusieurs effets de seuil pour les gens qui arrivent, le parking, l’approche, la librairie, l’hôtellerie, l’église, enfin le hall de la porterie et encore les parloirs. Tous ces seuils ont leur importance. Exactement le contraire de l’espace d’accueil d’un aéroport, d’une galerie marchande de supermarché, d’une gare où l’extérieur et l’intérieur sont de plus en plus imprécis, volontairement confondus, favorisant l’inconscience du passage d’une zone à l’autre.
La porte automatique de la librairie est une manière d’effacement de la porte. Au contraire, la porte du monastère proprement dit est d’abord une personne, une présence. Il me semble qu’au téléphone, qui est l’un des lieux forts aujourd’hui de pénétration dans notre clôture, la présence est essentielle, l’aiguillage automatique serait contraire au sens de ce qu’est un monastère.
L’idéal d’un portier ou d’un standardiste de monastère ne peut pas être le charme d’une hôtesse d’accueil au masculin ; cela n’a rien à voir. Son boulot est clairement d’exprimer l’altérité d’un seuil à franchir un par un, ce qui surprend forcément beaucoup de gens d’aujourd’hui, habitués au tourisme universel, qui ont déjà visité des temples en Thaïlande ou des monastères en Anatolie autrement plus excitants qu’En Calcat !
Le juste portrait de l’accueil, c’est la personne du Christ, à la fois Ressuscité et Crucifié. Pour le portier, le travail de ressemblance est infini. Il y a du boulot !

frère David